Alors que sa propre force traçait vers les vaisseaux vachours, une image lui traversa l’esprit, celle d’un taureau furieux en train de le charger, dont les cornes et la tête auraient été ces supercuirassés colossaux. « Cinq minutes avant d’arriver à portée d’engagement, prévint Desjani.
— Entendu. » Il patienta dans l’espoir que les Bofs s’apercevraient trop tard de son changement de cap pour y réagir. À trois minutes du contact, le moment lui parut idéal. « À toutes les unités de Gamma Un-Un, virez de quatre degrés sur tribord et de un vers le haut. Exécution immédiate. Engagez le combat avec les escorteurs ennemis dès que vous serez à portée. »
La formation humaine tourna légèrement sur la droite et vers le haut, modifiant ainsi sa trajectoire : au lieu de viser directement le plus proche supercuirassé, elle adoptait un cap lui permettant de traverser la couche supérieure de celle des Vachours à un tiers environ de son sommet. Les Bofs eux-mêmes avaient freiné aussi longtemps que ça leur avait été possible pour s’efforcer de revenir à une vitesse d’engagement, mais ils pivotaient à présent, au tout dernier moment précédant le contact, pour présenter leur plus épais blindage et leur armement aux vaisseaux de l’Alliance. La vitesse combinée des deux flottes en approche n’était plus que de 0,18 c, vélocité que pouvaient tolérer les paramètres des systèmes de visée humains mais qui dépassait de très peu les capacités de ceux des Bofs. « Trop vite pour eux, mais pas de beaucoup », constata Desjani au moment du contact.
Des missiles spectres jaillissaient déjà vers les vaisseaux vachours. Puis, dans la fulgurante seconde d’un tir séquentiel, les lances de l’enfer se déchaînèrent, la mitraille cribla les plus proches ennemis et, dans quelques rares cas, les mortels nuages de champ de nullité engloutirent de larges portions de leurs cibles.
Une seule frappe proche secoua l’Indomptable. Les yeux de Geary étaient rivés à son écran, où se mettaient rapidement à jour les pertes de la flotte vachourse. Six de leurs plus petits vaisseaux – dont quatre de la taille approximative d’un croiseur, l’équivalent d’un croiseur léger et l’équivalent d’un cuirassé – avaient été durement touchés. Deux des croiseurs avaient disparu, le cuirassé blessé tournoyait sur lui-même et les autres, boucliers, blindage et armement gravement endommagés, battaient de l’aile pour tenter de rejoindre leur formation.
Le cri de Desjani et le ululement des sirènes d’alarme chargées d’avertir d’une collision imminente retentirent presque simultanément. Médusé, Geary vit une vingtaine ou une trentaine d’appareils lousaraignes louvoyer entre ses propres vaisseaux à une vitesse prodigieuse, n’évitant parfois le télescopage que d’un cheveu, ou d’une distance qui aurait horrifié tout commandant de vaisseau humain.
Dès qu’ils eurent traversé sa formation, les Lousaraignes bondirent sur les bâtiments vachours blessés et, en quelques passes de tir individuelles, les réduisirent à l’état d’épaves.
« Nom… d’une… pipe ! » Desjani fixait son écran d’un œil noir. « Ces crétins de Lousaraignes ont failli nous dégommer à la place des Bofs !
— Commandant ? » appela le lieutenant Castries. Respect et effroi se mêlaient dans sa voix. « Nos systèmes estiment que les vaisseaux lousaraignes étaient pilotés manuellement plutôt que par des systèmes automatisés quand ils nous ont traversés.
— C’est impossible. Personne ne pourrait…» Desjani secoua la tête. « Personne d’humain, en tout cas. Ces bestioles sont complètement fêlées, amiral.
— Au moins sont-elles de notre côté », répondit Geary tout en s’efforçant d’évaluer le meilleur moment pour sa manœuvre suivante. La force de Tulev venait de passer au travers de la couche inférieure de l’armada vachourse et laissait dans son sillage cinq de ses escorteurs estropiés, tout en encaissant davantage de dommages que celle de Geary dans la mesure où la vélocité combinée était retombée à l’intérieur des paramètres de tir ennemis. Il vit une autre meute de Lousaraignes zigzaguer entre les obstacles après avoir bondi de nouveau pour achever les victimes de la passe de tirs de Tulev.
Badaya s’était encore retourné à la dernière seconde ; ses vaisseaux avaient raclé le fond de la formation vachourse et abattu quatre autres escorteurs, tout en infligeant de gros dégâts à plusieurs autres. Mais l’Illustre et l’Incroyable avaient aussi essuyé de sérieuses avaries de la part de deux supercuirassés.
« À toutes les unités de Gamma Un-Un. Remontez de cent quatre-vingt-dix degrés. Exécution immédiate, ordonna Geary. Augmentez la vélocité jusqu’à 0,1 c. » Il allait faire grimper sa formation avant de la faire redescendre en décrivant un peu plus d’un demi-cercle pour fondre sur l’arrière-garde vachourse, laquelle avait désormais ralenti et ne filait plus qu’à 0,09 c.
Un voyant d’alerte rouge clignota. « Le Titan a encore perdu une unité de propulsion », lâcha Geary en jurant sourdement.
La capacité de la formation de Badaya à accélérer, ralentir et virer semblait s’être brusquement réduite. Les Vachours avaient dû repérer les problèmes du Titan car ils entreprenaient déjà de se retourner pour intercepter sa sous-formation. L’Incroyable titubait près du Titan, sa propre unité de propulsion principale flanchant à la suite des dommages dont elle avait souffert un peu plus tôt, et, presque au même moment, les boucliers de l’Illustre présentèrent des défaillances sur la majeure partie de sa coque.
Geary aboya de nouveaux ordres : sa propre sous-formation effectua un virage si serré qu’on put percevoir le gémissement des tampons d’inertie en dépit des grognements qu’arrachait la tension au fuselage de l’Indomptable. Les autres bâtiments épousèrent la trajectoire du vaisseau amiral, sauf les transports d’assaut, qui, incapables de rivaliser avec le rayon de braquage des combattants, durent virer plus largement sur l’aile.
S’il conservait ce cap, il entrerait en contact avec l’armada vachourse alors que sa propre sous-formation serait encore disloquée et ses transports d’assaut dangereusement exposés.
« Amiral ? demanda Desjani.
— Pas moyen, grommela-t-il. Pas de cette manière. » Mais il lui fallait impérativement réagir pour réduire la pression qui pesait sur Badaya, lequel s’efforçait vainement de maintenir la cohésion de sa formation alors qu’elle pivotait pour se soustraire à la charge des Bofs. Celle de Tulev s’était retrouvée brusquement déportée quand les Vachours s’étaient retournés vers Badaya, et elle devrait désormais les pourchasser pour opérer de nouveau le contact. Elle n’arriverait jamais à temps pour repousser leur assaut sur les vaisseaux de Badaya.
Geary disposait de cinq croiseurs de combat dans sa sous-formation : Indomptable, Risque-tout, Victorieux, Intempérant et Adroit. Il frappa de la main une touche de contrôle. « À toutes les unités de Gamma Un-Un, remontez de vingt degrés. Exécution immédiate. Alignez-vous sur l’Écume de guerre. Risque-tout, Victorieux, Intempérant et Adroit, prenez modèle sur l’Indomptable. »
Il se tourna vers Desjani. « Amenez l’Indomptable au sein de la formation ennemie à la vélocité maximale qu’il pourra fournir, commandant. »