Mais Geary n’en croyait rien. Et les fusiliers non plus, manifestement.
Il se demanda quel effet ça lui ferait, à quoi ça ressemblerait si le supercuirassé s’autodétruisait alors qu’il observait de si près son image virtuelle. Cette perspective le fit frissonner, et il chercha à détourner ses pensées d’une éventualité sur laquelle il n’avait aucune prise.
Il repéra quelques vignettes où semblait régner une certaine activité, les passa au premier plan et obtint des vues provenant de la cuirasse de combat de fusiliers arpentant la coque du supercuirassé. Les légendes indiquaient qu’il s’agissait d’hommes du génie. Il les vit placer des charges explosives destinées à faire sauter une des grandes écoutilles qu’il avait remarquées un peu plus tôt.
La vue changea rapidement, les fusiliers se plaquant contre la coque, puis tressauta quand les charges directionnelles explosèrent, arrachant des portions d’écoutille, tandis que, transmises par la coque, leurs ondes de choc secouaient les fusiliers qui s’y cramponnaient.
La vue tangua de nouveau follement quand les ingénieurs regagnèrent le sas, en même temps que des jurons se faisaient entendre sur les circuits de com. « On n’a pas traversé le blindage ! » « Mais de quelle épaisseur peut bien être ce truc ? »
Puis les ordres de Carabali résonnèrent dans les cuirasses de combat de tous les ingénieurs. « Doublez la puissance des charges. »
Les fusiliers s’activèrent prestement. Ils n’avaient nullement besoin des encouragements, façon « Bougez-vous le cul ! », de leurs chefs de section pour placer en tandem les charges destinées à percer le blindage du supercuirassé. Ce retard avait immobilisé les navettes, qui s’amassaient désormais près du bâtiment vachours sans pouvoir larguer leurs fantassins. La vue sauta de nouveau, les ingénieurs mettant une prudente distance entre eux et les charges. « Feu dans le trou ! »
À quand remontait cette expression et à quoi faisait-elle originellement allusion ? Geary n’aurait su le dire. Peut-être allumait-on autrefois les mèches avec une flamme réelle. À présent, elle prévenait seulement de l’imminence d’une explosion.
La vue tangua encore, cette fois durablement. Les fusiliers s’engouffrèrent par des trous de l’écoutille blindée en poussant des cris de triomphe. « Encore cinq ! Là et là ! Ça va briser cette section. Allez-y ! »
Geary scruta les autres fenêtres accessibles et vit se dérouler une activité identique partout où les soldats cherchaient à s’introduire par effraction dans le supercuirassé. L’une après l’autre, les équipes d’artificiers perçaient dans son blindage des orifices assez larges pour permettre aux fantassins de s’y faufiler.
Il afficha une fenêtre différente, montrant celle-là une vue prise par un fusilier qui s’était déjà introduit dans une soute similaire. Pas de lumière, rien que vide et ténèbres. « Pas de gravité artificielle à l’intérieur. Soit elle est H. S., soit ils l’ont coupée. » L’homme s’écarta en se déplaçant prudemment, tandis que d’autres entraient. Leurs lampes à infrarouge fournissaient les images spectrales d’un vaste compartiment présentant quelque ressemblance avec celui d’un vaisseau humain. Cela dit, c’était prévisible. Quel que soit l’être qui conçoit une soute de cargaison, elle répond toujours aux mêmes exigences.
« Pas de gravité artificielle ? entendit-il le général Charban répéter dans son dos. Les fusiliers sont entraînés pour de telles conditions, n’est-ce pas ?
— En effet, répondit Desjani. Ils préfèrent combattre dans un champ de gravité, mais ils peuvent s’accommoder de zéro g. » Elle avait l’air de s’enorgueillir de cette suprématie de l’infanterie spatiale sur les forces terrestres. Geary l’avait pourtant entendue se plaindre plus souvent qu’à son tour du comportement et de la mentalité des fusiliers auprès des autres officiers de la flotte, mais, quand elle avait affaire à des gens des forces terrestres ou des défenses aérospatiales, spatiaux et fusiliers devenaient brusquement des frères et sœurs d’armes.
Les soldats sur qui s’était penché Geary se déplaçaient promptement mais prudemment pour explorer le compartiment, l’écran de leur cuirasse éclairant en surbrillance tout ce qui leur paraissait anormal ou suspect. En l’occurrence, dans cet environnement où les cloisons et le plafond étaient tapissés de dispositifs extraterrestres, à la conception sans doute étrange mais remplissant probablement des fonctions familières, ces écrans se verrouillaient sur tout ce qui n’était pas une cloison lisse. Parfois même sur certaines sections des murs, du pont et du plafond, pourtant vierges apparemment de toute décoration mais présentant un aspect qui déplaisait aux senseurs de leur cuirasse.
« Des interrupteurs obéissant à une pression ? s’interrogea un de ceux sur qui Geary avait zoomé.
— Peut-être, répondit son sergent. Ou bien un simple treuil. Mais peut-être pas. N’y touche pas.
— C’est quoi, ça, bon sang ?
— Si tu l’ignores, n’y touche pas non plus ! Cessez de jouer les touristes et tâchez de trouver les sas et leurs commandes. »
Geary passait d’une unité à l’autre et voyait se reproduire à peu près la même scène partout : des sections se déplaçant en gravité nulle dans les compartiments que leur avaient ouverts les ingénieurs, et cherchant toutes à découvrir les sas leur permettant de s’enfoncer plus avant dans les profondeurs du supercuirassé. « J’en ai trouvé un, annonça un des hommes. Ce sont ses commandes, ça ? Elles sont placées bien bas, presque au ras du pont.
— Mais quel couillon ! Ces types sont tout petits, n’oublie pas.
— Fermez-la, ordonna leur caporal. Sergent, ça y ressemble bien. Mais une sorte d’interrupteur à levier plutôt qu’un bouton.
— Lieutenant ?
— Attendez. D’accord, sergent. Le capitaine dit de l’ouvrir, mais tenez-vous prêts au cas où ils seraient derrière. Dégagez vos armes.
— Vu. Couvrez l’écoutille, tas de brêles. Lève le levier, Kezar. »
Geary attendit que le caporal Kezar remonte le couteau de l’interrupteur. Et attendit encore.
« Rien ne se passe, sergent.
— Je m’en rends compte. Lieutenant ?
— Aucun de ces interrupteurs n’ouvre une écoutille, sergent. Mettez votre bidouilleur au boulot.
— Cortez ! Viens ouvrir ce truc. »
Un fusilier s’accroupit près de l’interrupteur, ouvrit avec quelque difficulté le couvercle du boîtier et en examina l’intérieur. Geary changea d’angle de vue pour observer ce que faisait le soldat Cortez, mais il n’arrivait pas à distinguer ce qu’il voyait.
La voix du lieutenant se fit de nouveau entendre. « Alors ? Pouvez-vous outrepasser les commandes ?
— Je n’arrive même pas à les identifier ! protesta le soldat Cortez. Ce boîtier m’a tout l’air d’en faire office, mais…
— Alors trouvez l’alimentation. Les câbles ou…
— Je ne vois strictement rien qui corresponde à une alimentation, lieutenant, à part ce levier, et il n’est relié à aucun câble. Il y a juste une sorte de treillis dans… C’est quoi cette mélasse ? Un genre de gel ou quelque chose comme ça ?
— Vous ne pouvez pas… Par le…» Le lieutenant devait également voir ce que regardaient Cortez et Geary. « Comment diable ce machin fonctionne-t-il ?
— J’en sais rien, lieutenant. Tout ce que je sais, c’est que je ne peux pas trafiquer un truc qui ne marche pas du tout comme les nôtres. »
Des conversations plus ou moins identiques se tenaient partout où les unités de fantassins avaient effectué une pénétration. « Capitaine, nous allons devoir faire sauter les sas, annonça le lieutenant après avoir conféré avec son sergent.