— Ils ont dû se persuader qu’ils allaient crever de toute façon et ils ont préféré le faire avec panache. » Geary n’avait jamais aimé les Vachours. Non, il les détestait pour l’avoir forcé à combattre dans le système de Pandora et dans celui-ci, mais, tout comme Desjani, bien à contrecœur, il éprouvait maintenant pour eux une manière de respect. On comprenait aisément pourquoi ils avaient dominé leur planète natale en éliminant toute compétition.
Raison de plus pour leur interdire de suivre la flotte jusque dans l’espace contrôlé par l’humanité.
Les fusiliers se déployaient dans le supercuirassé en se scindant en unités de plus en plus réduites pour balayer des poches de résistance, elles aussi de plus en plus petites, dont les survivants refusaient de se rendre et continuaient d’attaquer jusqu’à la mort du dernier. De temps à autre, un petit groupe décampait devant les soldats, mais, dès qu’il se retrouvait acculé dans une impasse, il se retournait pour charger ses poursuivants.
Les envahisseurs humains découvrirent de vastes baraquements cloisonnés, divisés en compartiments plus petits correspondant par des sas hermétiques mais s’étendant sur une longue distance. On trouvait partout des salles d’hydroponiques, comme s’ils passaient leur vie à brouter. Ils tombèrent aussi sur des compartiments qui ne pouvaient que faire office d’hôpitaux, où le matériel de chirurgie était comme nanifié, de sorte que ces complexes, de manière singulièrement troublante, évoquaient des salles de jeux enfantines. Sur des armureries vides de toute arme. D’autres postes de contrôle.
Finalement, une section dénicha la passerelle du supercuirassé : un compartiment dont les sièges de commandement tournaient le dos à des sortes de tribunes, comme si des dizaines de spectateurs assistaient à ce qui s’y passait.
« Vraiment bizarre, laissa tomber Desjani. À quoi ça peut bien servir ?
— Ça me dépasse », avoua Geary.
Le général Carabali appela. Elle fit son rapport le visage impavide : « Toute résistance organisée a cessé à bord du supercuirassé, amiral, mais je ne peux pas encore vous promettre qu’il est sécurisé. Pas avant de l’avoir plus soigneusement exploré. Mes hommes resteront sur le pied de guerre, et ils escorteront tout personnel de la flotte montant à bord.
— Merci, général. Très beau travail ! Mes félicitations pour ce succès et mes condoléances pour vos pertes.
— Merci, amiral.
— Reste-t-il des Bofs en vie ?
— Ils se sont tous battus jusqu’à la mort, ou bien ils mouraient lorsque nous commencions à les submerger. J’ignore s’il s’agit d’un dispositif matériel, dans leur organisme ou leur cuirasse, qui leur permet de se suicider, ou si c’est d’ordre purement mental. Ils ont aussi massacré tous leurs blessés inconscients qui risquaient d’être faits prisonniers.
— Que nos ancêtres nous préservent ! »
Carabali fit la grimace. « Quand on y réfléchit, amiral… Si vous étiez un Vachours et que vous connaissiez le sort qui attend vos camarades capturés, de telles décisions vous paraîtraient sensées. Ils protégeaient leurs blessés d’un sort pire que la mort. Mes fusiliers cherchent parmi leurs cadavres tous ceux qui auraient été blessés assez grièvement pour sombrer dans l’inconscience mais n’auraient pas été achevés ensuite, pour les “sauver”, par leurs propres camarades. »
Elle hésita une seconde. « À propos d’ennemis morts… Après chaque bataille, amiral, la question se pose de ce qu’on doit faire de leurs dépouilles. Notre politique à cet égard a varié pendant la guerre, comme vous le savez, même si nos adversaires étaient d’autres hommes. Mais, depuis que vous avez assumé le commandement, nous avons traité ces dépouilles avec toute la dignité et le respect qui leur sont dus. Or, là… amiral, il y a tant de cadavres qui encombrent ce vaisseau qu’on ne peut même plus emprunter certaines coursives sur de très longues distances. En outre, une énorme quantité de sang s’est répandue dans l’atmosphère, tant et si bien que nous n’oserions pas faire redémarrer la ventilation même si nous savions comment nous y prendre. Que devons-nous en faire ? »
Comment donner une sépulture décente à tant d’ennemis morts, d’autant que nombre de ces cadavres n’étaient pas entiers mais explosés ?
Cela dit, il fallait absolument en évacuer le vaisseau, sinon, dans quelques jours, il se transformerait en un invivable pandémonium.
« Traitons-les du mieux que nous pouvons, général. Des équipes de corvée devront ramasser leurs cadavres. Le personnel médical voudra sans doute conserver quelques spécimens, mais il faudra stocker les autres dans une des soutes. Chaque fois qu’elle sera pleine, un office sera donné, puis on éjectera en masse les corps dans le vide, sur une trajectoire visant l’étoile, avant de recommencer à la remplir.
— Oui, amiral. Il serait préférable que des matelots participent à ces équipes. Ce n’est pas un travail bien agréable, et il y a de quoi faire. »
Geary secoua la tête. Il avait consulté les relevés du statut de la flotte. « Amiral, tous mes matelots travaillent pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre aux réparations de leur vaisseau ou participent à des équipes techniques spéciales chargées d’aider à celles d’un autre. Je dois accorder la priorité à leur remise en état, autant que possible et le plus vite possible. » De quelles autres ressources disposait-il ? Des officiers supérieurs libérés du camp de travail syndic de Dunaï. Ils n’étaient pas nombreux, mais c’était déjà ça. « Je demanderai à des volontaires de se présenter parmi nos deux groupes de passagers, pour participer au nettoyage, et je vérifierai si nos auxiliaires ne disposent pas d’un équipement susceptible de s’acquitter lui-même de cette corvée. »
Carabali ne cacha pas son désappointement mais hocha la tête. « Je comprends. Personne ne se la coule douce pour le moment. Mais une aide quelconque, fût-elle même de quelques personnes, serait la bienvenue.
— Je vous adjoindrai des gens, général. »
Il fallut presque deux jours de prudente exploration aux fusiliers, assistés de petits clones robotiques qui pouvaient se faufiler dans toutes les sections du supercuirassé, pour qu’enfin le général Carabali le déclarât officiellement arraisonné. Bien avant cela, des ingénieurs dont on avait désespérément besoin pour conduire des réparations sur les vaisseaux de Geary avaient été arrachés à leurs tâches pour tenter à la fois de découvrir le fonctionnement des commandes du bâtiment ennemi et de tout sécuriser.
Les ingénieurs des auxiliaires avaient prêté une demi-douzaine d’unités mobiles de décontamination, destinées à s’enfoncer dans un vaisseau pour le débarrasser de toute trace de contagion ou de pollution. Ils aspirèrent le sang qui stagnait dans l’atmosphère, récurèrent celui qui tapissait les cloisons, les ponts et les plafonds, collectèrent les débris que les ingénieurs appelaient des « fragments biologiques aléatoires » et rassemblèrent en très grand nombre les cadavres des Vachours encore relativement intacts pour les transporter dans la soute affectée à cet effet, soulageant ainsi les fusiliers épuisés et mécontents. Leurs officiers et sous-officiers s’y relevaient pour réciter les paroles du service de funérailles standard chaque fois qu’on déversait dans l’espace, pour leur dernier voyage vers l’étoile du système, une masse de cadavres vachours.
Au milieu des Bofs morts, les fusiliers en avaient découvert six encore vivants mais trop gravement blessés pour reprendre conscience. Tous furent transférés dans le service de quarantaine du Mistral, où les médecins de la flotte s’efforcèrent de trouver le moyen de les garder en vie.