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« Que diable comptez-vous faire de ce machin ? » grommela Desjani le troisième jour. Elle était épuisée. Comme tout le monde. « On l’embarque avec nous, non ?

— Oui. Il le faut. » Geary savait qu’elle connaissait la réponse aussi bien que lui.

« Comment ? »

Question nettement plus ardue. « Je vais demander au capitaine Smyth. » Geary se massa les yeux. Il était conscient d’avoir les idées embrouillées, après tant de journées passées à superviser ces innombrables réparations. Sans compter tout le restant. « À toutes les unités, ici l’amiral Geary. Quartier libre demain. Chacun doit se détendre, dormir, manger et recharger ses batteries. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »

Desjani le fixa d’un œil incrédule en fronçant les sourcils. « Nous ne pouvons pas nous permettre un jour de repos. Et pourquoi appelle-t-on ça un “quartier libre”, d’ailleurs ?

— Je sais que nous ne le pouvons pas et, non, j’ignore pourquoi.

— Quoi ?

— Exactement ce que je voulais dire, répondit-il. Nous fonctionnons tous à vide, le cerveau cotonneux à force d’épuisement. Nous avons besoin de repos, de repartir du bon pied pour nous montrer plus efficaces. »

Le capitaine Smyth protesta à son tour. « Mes ingénieurs n’ont pas besoin de se reposer, amiral. Ça les freinerait dans leur élan. Ils peuvent encore bosser deux ou trois jours sans pause.

— Chercheriez-vous à me faire croire qu’ils pourraient encore se montrer pleinement efficaces en travaillant sans répit deux ou trois jours de plus ? demanda Geary.

— Absolument. Bon, bien sûr, la fréquence de leurs hallucinations et de leurs égarements s’accélérera légèrement, selon une courbe ascendante, mais…

— Accordez-leur ce répit, capitaine Smyth. C’est un ordre catégorique. Je vérifierai que ce congé est bien respecté. »

Bien entendu, si Geary lui-même s’efforça de dormir un peu, il ne put s’empêcher de travailler toute la journée.

« Je sollicite un entretien personnel », demanda le capitaine Badaya, dont l’image venait d’apparaître dans sa cabine.

On ne lui avait jamais vu un visage aussi penaud. « Accordé. Asseyez-vous, commandant.

— Merci, amiral. » Badaya prit un siège dans sa propre cabine et se pencha en avant, les coudes sur les genoux. « Vous détenez déjà mon rapport officiel sur la dernière intervention.

— En effet. Vous ne vous êtes pas épargné.

— Et je n’avais pas non plus à le faire ! » L’officier se rejeta en arrière. « J’ai tout foiré. Je ne pouvais pas prévoir que le Titan allait perdre en partie ses propulsions, ni que les unités de propulsion principales de l’Incroyable seraient frappées au moment où s’effondraient les boucliers de l’Illustre, mais j’aurais dû réagir mieux et plus vite quand ça s’est produit. Sans le capitaine Geary, la grande majorité des vaisseaux passés sous mon commandement auraient probablement été détruits et les autres gravement endommagés.

— La décision du capitaine Jane Geary aurait pu avoir de plus néfastes conséquences, fit remarquer Geary.

— Mais elle n’en reste pas moins la bonne, insista Badaya. Je m’efforçais encore de trouver le moyen de sauver toute ma formation, ce qui m’était impossible, mais elle s’est rendu compte qu’un sacrifice était requis. Bon, je suis conscient que vous n’avez pas l’habitude d’humilier publiquement vos officiers, même quand ils le méritent, et nous savons tous les deux de qui je veux parler. Mais je tenais à vous dire que je ne m’opposerais pas à la nomination d’un autre officier à la tête d’une sous-formation dont ferait partie mon croiseur de combat. Je sais bien que tout le monde y verra une rétrogradation, mais aussi que j’ai failli à mon poste quand on m’a confié de plus hautes responsabilités. Avec le temps, peut-être apprendrai-je à mieux m’en acquitter. Si vous n’y voyez pas d’objection, je serais assez enclin à confier le commandement de la sixième division de croiseurs de combat au capitaine Parr, commandant de l’Incroyable. Sans doute n’a-t-il pas mon expérience, mais c’est un excellent officier. Très compétent. »

Geary fixa Badaya quelques instants avant de répondre. « Ç’aurait pu être mieux. Mais ç’aurait aussi pu être bien pire.

— Merci, amiral.

— Je me rappelle mon premier commandant sur mon premier vaisseau, reprit Geary. J’étais encore nouveau à bord, embarqué depuis un mois environ, quand j’ai commis une grosse boulette. Mon chef de service a failli m’écorcher vif et le second me crever les tympans. Puis le commandant m’a convoqué.

— Il devait s’agir une énorme bourde, lâcha Badaya.

— Oh que oui. Assez grosse pour que je ne vous en fasse pas part. Mais mon commandant m’a donc fait appeler, jeune officier encore tout tremblant des remontages de bretelles que je venais de m’appuyer, et il m’a dit d’une voix très calme : “C’est par nos erreurs que nous apprenons.” Il m’a laissé le dévisager longuement, complètement éberlué, puis a repris d’une voix aussi froide que l’azote liquide : “Ne refaites plus jamais celle-là.” Puis il m’a donné congé. »

Badaya éclata de rire. « Dites-m’en tant !

— Le fait est que j’ai plus appris de ces deux phrases que des hurlements dont m’abreuvaient le second et mon chef de service. Avec, le commandant avait réussi à simultanément m’engueuler et me rendre ma confiance en moi. Par la suite, je ne l’ai jamais laissé choir. Je tenais à m’assurer que je ne le laisserais jamais tomber. » Geary se radossa, affectant ostensiblement une posture plus détendue. « Oui, vous avez merdé. Vous le savez. J’en tiendrai compte en décidant ultérieurement de la nomination de commandants de sous-formations, mais je tiendrai compte aussi de ce que vous avez bien fait, cette fois ou les précédentes. Il n’y aura aucune modification de la chaîne de commandement de la sixième division de croiseurs de combat. Je n’ai rien contre le capitaine Parr, qui, comme vous l’avez dit vous-même, s’est révélé un excellent officier, mais vous gardez toute ma confiance à la tête de cette division. »

Badaya mit trente bonnes secondes à répondre, la voix enrouée par l’émotion. « Vous êtes réellement lui, vous savez. J’ai entendu des gens dire que personne ne pouvait vraiment être Black Jack, mais…

— J’ai commis mon lot d’erreurs. » Geary s’interrompit, prenant soudain conscience qu’il pouvait se servir de ce tête-à-tête à d’autres fins. « Particulièrement dans des domaines qui me sont étrangers. Que nombre des dirigeants politiques de l’Alliance ne fassent pas ou n’aient pas fait un très bon travail ne veut pas dire que vous ou moi pourrions faire mieux, capitaine Badaya. »

Badaya soutint fermement son regard ; des pensées s’agitaient dans ses yeux. « C’est vrai, reconnut-il finalement. Vous arrive-t-il jamais de vous sentir débordé lors d’une bataille, amiral ? Comme s’il se passait trop de choses en même temps, sans que vous sachiez quelle décision prendre ?

— Bien sûr.

— Quand vous avez parlé des politiciens, à l’instant, je me suis imaginé moi-même en train de prendre des décisions politiques à l’occasion d’une crise. On ne se sent que trop facilement débordé. » Il garda un instant le silence. « C’est pour ça que vous leur laissez la plupart du temps la bride sur le cou, n’est-ce pas ?

— Oui. » Une demi-vérité ou un demi-mensonge, qui fit sourciller Geary intérieurement. Badaya restait persuadé qu’il dirigeait le gouvernement dans les coulisses. Il avait fallu l’en convaincre pour éviter une tentative de coup d’État perpétrée au nom de Geary mais sans son approbation ; et, depuis qu’il s’était retrouvé contraint de lui donner cette image de lui-même, il cherchait laborieusement à s’en défaire. « Si médiocres qu’ils soient, ils n’en restent pas moins plus doués que moi pour cette tâche. Certains sont sans doute épouvantables à tous égards, mais quelques-uns aussi sont très dévoués. Et, plus capital encore, ils tiennent leur pouvoir de leur élection par le peuple de l’Alliance. »