— Je ne miserais pas trop sur notre subtilité, déclara Lagemann. Mais ce plan est tombé à l’eau. Les Énigmas devront maintenant nous arrêter un système stellaire après l’autre. Et la seule façon d’y parvenir est de nous interdire d’utiliser Midway comme base pour de nouvelles incursions dans leur territoire. Ils pourraient parfaitement avoir lancé cette force de représailles dès que nous avons sauté vers Pandora, ou peu après.
— Midway ne pourrait pas repousser une attaque massive. » Les Syndics qui s’y trouvaient, du moins si les autorités de Midway se réclamaient encore du gouvernement des Mondes syndiqués, ne disposaient pour défendre leur système que d’une petite flottille de croiseurs et d’avisos. Nul renfort ne viendrait vraisemblablement les soutenir, puisque toutes les forces mobiles des Mondes syndiqués avaient été écrasées par Geary lors des dernières étapes de la guerre, et que ce qui restait de leur puissance militaire était désormais disséminé sur tout leur territoire, leur gouvernement s’efforçant désespérément de maintenir la cohésion d’un empire qui faisait eau de toutes parts, et dont les systèmes stellaires s’affranchissaient de lui l’un après l’autre.
Le seul et dernier recours de Midway était la promesse qu’il avait faite personnellement à ce système de le défendre contre les Énigmas.
Mais il se trouvait très loin de Midway, et tant le territoire des Énigmas que celui des Lousaraignes lui bloquaient le passage.
Dix
L’amiral Lagemann écarta les mains en signe d’excuse. « Je suis conscient que cette évaluation de la situation n’est pas très encourageante.
— Mais infiniment précieuse, affirma Geary. J’ignore si je pourrai réagir efficacement en temps voulu, mais je sais au moins que je dois le faire. » Il mesura du regard la distance qui le séparait de Midway : elle était beaucoup trop grande compte tenu du bref délai qui lui était imparti. « Ce pourrait être infaisable. Surtout avec ce supercuirassé que nous devons remorquer.
— Nous ne pouvons pas prendre le risque de le perdre, convint Lagemann. Vous êtes monté à bord ?
— Uniquement en virtuel. J’ai vu quelques compartiments, des coursives… et j’ai assisté à son arraisonnement, bien entendu.
— Une foutue opération, admit Lagemann. Les généraux et colonels présents avec moi sur le Mistral reconnaissent tous que votre général Carabali a fait du sacré bon boulot. Mais, quoi qu’il en soit, je suis monté moi-même à bord de ce bâtiment. Pendant que notre groupe de réflexion peaufinait ses conclusions, je me suis porté volontaire pour participer aux corvées de nettoyage parce que j’y voyais une occasion de visiter un vaisseau extraterrestre. En outre, le spectacle d’un amiral se salissant un peu les mains ne saurait nuire aux matelots et aux fusiliers, n’est-ce pas ? » Lagemann s’interrompit un instant pour se plonger dans ses souvenirs. « C’était comme dans un rêve. Littéralement. Familier et pourtant étrange. Je longeais une coursive, tout me semblait parfaitement normal dans ce vaisseau, ordinaire, avant de tomber sur un truc complètement bizarre mais qui, lui, avait tout à fait sa place ici. On ne se rend jamais vraiment compte du nombre de choses qu’on fabrique selon certains critères préconçus parce que tout le monde s’y prend de cette façon, jusqu’à ce qu’on tombe sur un objet de facture totalement étrangère, construit par des gens qui ne partagent aucune de nos conceptions en matière de création. »
Geary hocha la tête. « C’est ce qui excite tant les ingénieurs lorsqu’ils ont affaire à de nouveaux concepts, en même temps que, quand ils ne parviennent pas à comprendre le fonctionnement de certains articles, ça les pousse à s’arracher les cheveux.
— Si nous le ramenons, qui le pilotera en tant que son commandant ? »
Geary n’y avait pas encore réfléchi.
« Il vous faudrait au moins un capitaine, suggéra Lagemann. Voire un amiral si quelqu’un se portait volontaire.
— Où pourrais-je bien trouver un amiral assez nigaud pour se porter volontaire ? s’enquit en souriant Geary. Ça risque de friser les travaux forcés. Le système de survie vachours n’est plus très fiable après tous les dommages que nous avons infligés à ce bâtiment pour l’arraisonner, les vivres se limiteront aux barres énergétiques et l’ameublement n’est pas à la bonne taille.
— Un vrai petit coin de paradis, à vous entendre.
— Quelqu’un pourra-t-il veiller au grain à bord du Mistral si vous êtes transféré sur le supercuirassé ? » Lagemann avait été une précieuse source d’informations jusque-là, en même temps qu’une présence charismatique parmi les ex-prisonniers, dont certains avaient très mal réagi en découvrant qu’ils n’auraient plus aucun rôle à jouer dans le destin de la flotte ni dans celui de l’Alliance.
« L’amiral Meloch. Angela a la main ferme et la tête solide. Sinon le général Ezeigwe. Il appartient à la défense aérospatiale, mais ne retenez pas cela contre lui.
— Je m’en garderais bien. » Geary réfléchit un instant, éperonné par le besoin de prendre des mesures relativement aux déductions que Lagemann venait de lui transmettre de la part de son groupe de réflexion. « Très bien. Regardez-vous dès maintenant comme affecté au commandement de l’équipage, trié sur le volet, de ce supercuirassé. Mettez-vous en rapport avec le commandant des fusiliers présents sur site et l’officier responsable des ingénieurs qui se trouvent à son bord. Je préviendrai le général Carabali et le capitaine Smyth. »
Lagemann se leva. Il affichait un sourire enthousiaste. « Ce sera merveilleux d’exercer de nouveau une responsabilité ! Avez-vous une idée de l’heure du décollage de la prochaine navette vers le supercuirassé ?
— Nous pourrons certainement vous arranger ça très bientôt.
— Ce bâtiment a-t-il déjà reçu une appellation officielle ? Un nom peut-être un peu moins à rallonge que le “supercuirassé vachours arraisonné” ?
— Je n’y ai pas réfléchi non plus. Je vous recontacterai.
— Super. Avec tout le respect que je vous dois, amiral, j’ai appris qu’un des officiers à bord de l’Indomptable est la fille d’un homme avec qui j’ai servi. Avant de prendre la navette pour le “SVA”, j’aimerais la voir pour lui apprendre… (le sourire de Lagemann vacilla puis s’évanouit) comment est mort son père. Je tenais à le faire en personne. »
Lagemann parti, Geary s’assit pour réfléchir à ce qui lui était possible. Un élément au moins prédominait : il ne pourrait gagner Pele ou Midway à temps que si les Lousaraignes consentaient à le laisser traverser leur territoire qui, il fallait l’espérer, s’étendait vers l’espace humain sur une très grande distance. De sorte qu’il allait devoir s’entretenir avec ceux qui s’efforçaient de communiquer avec eux.
Il appela Rione et la trouva dans sa cabine en train d’étudier des pictogrammes. « N’êtes-vous pas censée vous reposer, madame l’émissaire ?
— Vous aussi. Et depuis quand vous attendez-vous à ce que je vous obéisse ? » Elle avait encore l’air fatiguée et ne semblait manifestement pas d’humeur à badiner.
« Je sais que vous avez déjà discuté avec les Lousaraignes de l’éventualité d’obtenir leur autorisation de regagner l’espace contrôlé par les humains en traversant leur territoire, affirma Geary sans autre préambule. C’est devenu depuis une urgence prioritaire. Nous devons être en mesure de revenir le plus vite possible à proximité de Pele ou Midway. »