— Ils présentent de subtiles modifications de nuances, expliqua le docteur Setin. Nous les avons constatées chez nombre d’entre eux. Des variations de la teinte de la tête ou du corps, mais nous ignorons la signification de chacune de ces couleurs. Peut-être existe-t-il d’autres indices permettant de décrypter ce qu’ils ressentent, comme des effluves ou des émissions hormonales, mais, dans la mesure où toutes nos communications se font virtuellement et où ne nous trouvons pas en présence les uns des autres, nous ne pouvons pas en avoir la certitude.
— Je… comprends. » Quelle pouvait bien être l’odeur des Lousaraignes ? Geary n’était pas sûr de vouloir le savoir. « Ont-ils émis une opinion sur le vaisseau que nous avons capturé ?
— Le vaisseau ? » Les deux professeurs avaient l’air un peu gênés. « Nous n’en avons pas beaucoup parlé… répondit Setin.
— Pourquoi ? Cela contrarie-t-il les Lousaraignes ?
— Non. C’est plutôt… (Setin baissa les yeux) le… l’assaut. Nous avons assisté à ses… conséquences. Tous ces… Tant de…»
Geary finit par comprendre. «… de morts. De Vachours qu’il nous a fallu tuer. Je sais qu’on a du mal à s’y habituer. Mais nous ne l’avons pas fait par choix. Ils nous ont pourchassés jusque dans ce système, ils nous y ont agressés et ils ont ensuite refusé de se rendre.
— Mais… rencontrer une nouvelle espèce pour la… la…
— Avez-vous éprouvé la même compassion pour les hommes et les femmes qui sont morts parce que les Bofs refusaient de communiquer avec nous ? » Ces mots lui avaient échappé, empreints de plus d’aigreur et de colère qu’il ne l’avait escompté. « J’en suis moi-même désolé. Mais, l’horrible vérité, c’est que les Bofs se souciaient encore moins que vous et moi de la vie de leurs congénères. Cette divergence de vue entre nos deux espèces, quant à la conception du monde, ne nous laissait aucune alternative. Si vous vous imaginez un seul instant que j’y ai pris plaisir, vous faites fausse route.
— Nous en sommes conscients, amiral, déclara Schwartz. Nous regrettons seulement que cela ait dû se passer ainsi. Ce n’est pas une critique. »
Le docteur Setin ne semblait pas tout à fait d’accord avec cette dernière assertion, mais il eut le bon goût de garder le silence.
« Qu’en est-il des six Vachours survivants, amiral ? demanda le professeur Schwartz. On ne cesse de nous répondre que l’affaire est classée top secret.
— Ils semblent se rétablir, autant que nous puissions le dire, mais ils sont toujours dans le coma, répondit Geary. On les garde isolés de tout contact avec les hommes afin de leur éviter de s’affoler à leur réveil. Je n’en sais pas plus pour l’instant. »
La communication terminée, il resta un moment assis à fixer son écran, en se demandant s’il ne devait pas chercher à se reposer. Ou à se trouver une occupation distrayante. Lire un bouquin…
Son panneau de com bourdonna.
Le docteur Nasr, médecin en chef de la flotte, donnait l’impression de n’avoir pas dormi depuis des jours, ce qui était probablement le cas en dépit des ordres de Geary exhortant tout le monde à s’accorder une journée de repos. Les médecins s’étaient toujours regardés comme au-dessus de la discipline militaire qui régentait les activités de tous, et ils affichaient ouvertement qu’ils donnaient à leur serment professionnel la priorité sur le règlement s’imposant à d’autres officiers. « Vous m’avez laissé un message, amiral ? »
Geary l’avait-il fait ? Aiguillonné par la déclaration du toubib, il finit par s’en souvenir. Le message, paramétré pour lui être transmis lors du saut de la flotte quelques jours plus tôt, était resté bloqué dans les systèmes de communication de l’Indomptable. Ni le médecin ni Geary n’avaient eu jusque-là le loisir de s’en préoccuper. « C’était au sujet d’un officier. Le capitaine Benan.
— Benan ? » Nasr fouilla dans ses souvenirs, le regard flou. « Blessé au combat ?
— Non. Il s’agit des causes de ses difficultés d’adaptation à sa condition d’ex-prisonnier du camp de travail syndic de Dunan. »
Nasr poussa un soupir. « Amiral, j’apprécie pleinement la sollicitude dont vous faites preuve à l’égard de vos officiers, mais, pour l’heure, nous sommes entièrement absorbés par la lutte que nous menons contre les blessures infligées lors du dernier combat.
— Docteur… (quelque chose dans la voix de Geary contraignit Nasr à le fixer plus attentivement) que savez-vous des blocages mentaux ? »
Le médecin le dévisagea plusieurs secondes sans mot dire. « Pas grand-chose.
— Savez-vous s’ils ont changé de nature au cours du dernier siècle ? »
Le médecin s’accorda de nouveau un long temps de réflexion avant de répondre, le visage de plus en plus sombre. Il finit par hocher la tête. « De manière significative… ? Non.
— Mais on continue d’y recourir. » C’était un constat.
« Vous le savez donc, amiral.
— Je le sais. Pour ne l’avoir appris que très récemment. »
Le médecin ferma les yeux puis les rouvrit pour focaliser le regard sur Geary. « Officiellement et officieusement, à presque tous les niveaux de classification, on ne s’en sert plus. Je ne pourrais en débattre qu’avec vous seul, puisque vous êtes le commandant de la flotte. Je ne suis pas soumis à un blocage, j’aurais préféré quitter ce service plutôt que d’accepter de m’y soumettre, mais j’ai prêté le serment de me plier aux procédures de sécurité.
— Le capitaine Benan, lui aussi, ne pouvait en discuter qu’avec moi, parce que je suis le commandant de la flotte.
— Le capitaine Benan ? Pourquoi un officier d’active… Il a été soumis à un blocage ?
— Oui. » Geary se demanda ce qu’il devait dire, s’il y avait quelque chose à ajouter. « C’est par un pur hasard que je satisfaisais à toutes les conditions l’autorisant à s’en ouvrir à moi.
— Il n’aurait pas pu m’en parler. » Le médecin abattit sa paume ouverte sur la table devant lui, la face convulsée de colère. « Bon sang ! Êtes-vous conscient, amiral, qu’en vous entretenant avec moi d’un cas précis de blocage mental vous enfreignez toutes les règles de sécurité ?
— Seriez-vous en train de me dire que ces règles ne vous autorisent pas à connaître de l’état d’un de vos patients alors qu’il est un officier de la flotte ?
— Je ne suis même pas autorisé à vous le dire. » Geary était certes habitué à rencontrer des médecins au professionnalisme implacable, mais le docteur Nasr se montrait ouvertement amer. « Il n’y a peut-être, dans le personnel de la flotte, que deux ou trois personnes qui soient au courant des blocages mentaux, mais, même moi, je ne connais pas leur identité.
— Les ancêtres nous préservent ! lâcha Geary. Est-ce à dire qu’on ne s’en sert que très rarement ?
— Autant que je sache. » Cette dernière déclaration était entachée d’ironie. Le médecin entra une recherche sur sa console. « Cela expliquerait assurément les symptômes que nous avons rencontrés chez le capitaine Benan : altération de la personnalité, difficultés à maîtriser colère et pulsions, désorientation occasionnelle.
— Ses états de service étaient bons avant sa capture par les Syndics.
— Vraiment ? » Le docteur afficha des archives et les compulsa brièvement. « Je vois, oui. Il s’est présenté à bord de son nouveau vaisseau et a été capturé trois mois plus tard. Deux semaines de permission plus trois autres de transit avant d’embarquer. Soit un peu plus de trois mois au total. » Le docteur s’interrompit, le front plissé. « Oui. Six mois, donc. Le délai normal pour que se manifestent clairement les symptômes d’un blocage mental. Mais le capitaine Benan a été fait prisonnier avant. »