— Je les soupçonne d’en avoir déjà une idée assez précise, dans la mesure où leur frontière avec les Énigmas passe si près de Pele. Peut-être ne sont-ils jamais entrés en contact avec nous, mais ils ont certainement dû relever les signes d’un conflit des Énigmas avec une autre espèce dans cette région. Quelle est l’autre condition ?
— Ils attendent quelque chose de nous.
— Quoi ?
— C’est tout le problème. Nous n’arrivons pas à comprendre ce qu’ils veulent.
— Mais… Une information ? Le supercuirassé que nous avons pris aux Vachours ?
— Non, insista Charban. Sûrement pas le supercuirassé. Ni une information. C’est quelque chose d’autre. En rapport avec l’ingénierie.
— L’ingénierie ? s’étonna Geary. Une espèce dont les représentants sont des maîtres ingénieurs ?
— Oui. Ils ont même l’air d’y tenir farouchement. Ils nous ont offert d’emprunter leur hypernet alors que nous essayions encore de deviner ce qu’ils voulaient. Apparemment, ils ne semblaient pas croire que nous étions décontenancés, mais plutôt que nous cherchions à marchander.
— Pourvu que ça marche… ! Mais nous ne savons toujours pas ce que c’est.
— Non ! » Le dépit de Charban s’accentua. « Autant que je sois capable de traduire les pictogrammes et les termes dont ils se servent, ça ressemble à une “substance de fixation universelle”.
— Une substance de fixation universelle ? répéta Geary. Et nous aurions cela, nous ? »
Charban écarta les mains d’exaspération. « C’est ce qu’ils croient. Et ils veulent que nous la leur donnions.
— Mais qu’est-ce qui a bien pu les en persuader ? Qu’avons-nous bien pu faire pour les convaincre que nous disposions d’une substance de fixation universelle ?
— Compte tenu de nos communications relativement limitées, je ne peux guère vous fournir la réponse à cette question. Mais, au vu de leur insistance et de leur assurance, je crois pouvoir affirmer qu’ils estiment que nous leur en avons donné la preuve. »
Geary balaya la passerelle du regard. « Qu’avons-nous qui correspondrait à cette définition ? »
Tout le monde avait l’air de se creuser les méninges. Nul ne se hasarda à avancer une suggestion.
« La glu ? » proposa finalement le lieutenant Yuon.
Ce n’était pas plus idiot qu’autre chose. « La glu ? répéta Geary à Charban.
— Non, amiral. J’y ai songé et je leur ai offert un tube de colle. Ils ont refusé puis à nouveau réclamé cette substance de fixation universelle.
— Questionnez les ingénieurs, amiral, conseilla Desjani. Le capitaine Smyth et ses gens. Si quelqu’un sait quelque chose à cet égard, les ingénieurs des auxiliaires sont les mieux placés.
— Si un ingénieur des auxiliaires connaît une substance de fixation universelle et ne m’en a jamais parlé, il va le payer très cher », fit remarquer Geary.
Mais Smyth, déjà éreinté par des journées de travail intensif consacrées aux réparations, se borna à fixer Geary d’un œil atone, le visage sans expression. « Une substance de fixation universelle ?
— Exactement. De quoi disposons-nous qui pourrait correspondre à cette description ?
— De rien. Ce serait comme un… solvant universel. Très pratique, à coup sûr, mais personne n’en a jamais découvert un. D’ailleurs, ce serait plutôt une malédiction, car aucun récipient ne pourrait le contenir…
— Les Lousaraignes sont persuadés que nous l’avons en notre possession, capitaine Smyth, le coupa Geary.
— Pas moi, en tout cas.
— Veuillez aviser tous vos ingénieurs que nous avons besoin de cette substance, je vous prie, et leur demander ce qui, selon eux, pourrait bien lui correspondre.
— Très bien, amiral. Mais, pour être franc, je ne m’attends pas à retenir mon souffle dans l’espoir que quelqu’un de cette flotte détienne une colle universelle. »
Geary attendit que Smyth eût coupé la communication puis envoya à tous les vaisseaux un message demandant si quelqu’un à leur bord était en mesure d’identifier la substance que briguaient les Lousaraignes.
Puis il patienta, pris d’une fébrilité croissante. À chaque seconde qui passait, la force de représailles Énigma se rapprochait de Midway, et il ne pouvait pas intervenir. Il passa un autre appel : « Capitaine Smyth, avez-vous enfin trouvé un moyen d’ébranler ce supercuirassé ?
— Euh… oui, amiral, répondit Smyth, que ce coq à l’âne n’avait décontenancé qu’un instant. Nous nous servirons des cuirassés.
— Des cuirassés ? Au pluriel ?
— Oui. » Smyth saisit l’occasion de débattre d’un sujet que tout ingénieur trouverait certainement excitant. « Du moins quatre d’entre eux. L’Acharné, le Représailles, le Superbe et le Splendide. Ils ont été pas mal amochés, mais leurs systèmes de propulsion sont encore en bon état. Nous allons les arrimer au supercuirassé, relier leurs commandes de propulsion à une unité de coordination et nous en servir pour tracter le bâtiment vachours jusque chez nous.
— Ça ne va pas faire la joie de ces quatre cuirassés, murmura Desjani.
— De quoi d’autre disposons-nous pour remuer une telle masse ? lui demanda Geary. En outre, ils pourront défendre ce machin. Puisque nous avons détruit toutes ses batteries, celles de nos cuirassés devront s’atteler à la tâche d’interdire sa destruction. Avons-nous reçu des réponses au sujet de cette substance de fixation universelle ?
— Pas depuis la dernière fois où vous avez posé la question.
— On l’a transmise à tous les vaisseaux ?
— Via le canal de commandement, amiral. C’est vous qui l’avez envoyée. »
Cette repartie incita Geary à réfléchir comme si quelque chose lui échappait, se dérobait à lui. « Le canal de commandement ?
— C’est celui dont vous vous êtes servi, amiral.
— Et qui donne accès aux commandants de tous les vaisseaux de la flotte ?
— Oui… depuis toujours. »
De quoi était-il question ? Il lui semblait avoir la réponse sur le bout de la langue. « Qui vont-ils interroger ? Sur leurs vaisseaux ?
— Leur équipage. » Desjani haussa les épaules. « Leurs officiers, j’imagine.
— Leurs officiers. Vous avez interrogé ceux de l’Indomptable ?
— Oui, amiral. » Elle semblait maintenant à fois intriguée et sur la défensive. « Où est-ce que ça nous mène ?
— Je ne…» Mener quelque part ? La vieille antienne : quand les jeunes officiers ne savent pas trop quoi faire ensuite, ils doivent en référer à leur supérieur, qui ne sera que trop heureux de leur montrer le chemin. « Quel idiot je fais ! »
Desjani arqua un sourcil. « Professionnellement parlant, vous voulez dire ? Parce que, au plan personnel, je m’inscris en faux.
— Tanya, quand vous voulez vous renseigner sur la bonne manière de vous acquitter d’une tâche, vers qui vous tournez-vous ? Qui soit compétent. »
Elle afficha d’abord une expression intriguée puis sourit : « Vers les chefs.
— Les chefs. Les sous-offs rempilés. Pourquoi diable n’avons-nous pas pensé à leur demander leur avis sur cette substance de fixation universelle ?
— Parce que nous sommes tous les deux des idiots. C’est à eux que j’aurais dû m’adresser dès le début. » Desjani enfonça quelques touches de son panneau de communication interne. « Ici votre commandant. Tous les sous-officiers doivent se rassembler sans délai dans leur mess. Prévenez-moi dès que tous y seront. »
Cinq minutes plus tard peut-être, Desjani posait la question à ses sous-offs rassemblés. « Ne reste plus qu’à attendre, amiral. »