Geary se repassa une première fois cette assertion de tête, puis une seconde pour être certain d’avoir bien compris. « Vous êtes en train de me dire que, la prochaine fois que nous engagerons le combat, nous n’assisterons probablement pas à un subit enchaînement de dysfonctionnements sur de nombreux bâtiments ?
— Pourvu que ce combat ne prenne pas place dans un avenir trop éloigné. S’il a lieu dans le mois qui vient, vous serez à l’abri.
— C’est effectivement une bonne nouvelle.
— Inutile d’avoir l’air aussi surpris, amiral. »
Geary se rendit compte qu’il était en train de sourire et décida de tirer un peu plus sur la corde. « Est-ce à dire que nous avons une petite chance de progresser un peu plus vite dans les réparations et le remplacement du matériel défectueux ? »
Smyth secoua la tête. « Non, amiral. Nous avons pris tant de retard de ce côté que nous risquons de nous emboutir nous-mêmes. Nous continuerons à faire ce que nous pouvons, mais, avant d’avoir reconstruit tant de systèmes internes sur de si nombreux vaisseaux, nous connaîtrons encore d’autres multiples défaillances.
— Je vois.
— Si nous n’avions pas dû passer tout ce temps à réparer des avaries consécutives au combat, ça nous aurait bien avancés, ajouta Smyth.
— Je tâcherai de mon mieux d’éviter cela la prochaine fois, capitaine Smyth. » Geary s’efforça de réfléchir. Il y avait autre chose… « Le lieutenant Jamenson a-t-elle découvert de nouveaux éléments à propos de ce sur quoi elle effectuait des recherches ?
— Des recherches ? Oh, ça ! Je crains qu’elle n’ait été aussi débordée que nous ces derniers temps, amiral. En fait, elle se trouve pour le moment à bord de l’Orion, où elle participe à l’équipe chargée de surveiller l’arrimage des cuirassés au GPS.
— Au GPS ? demanda Geary, en essayant de se rappeler la signification de cet acronyme.
— Le Gros Plein de Soupe, expliqua Smyth. Le vaisseau vachours. »
Je vais devoir trouver un nom officiel à ce machin. « Très bien, capitaine Smyth. Merci pour la bonne nouvelle. »
L’image de Smyth disparue, Geary jeta un regard nostalgique vers sa couchette. Mais la dernière conversation avait soulevé d’autres problèmes dont il devait s’inquiéter. Il appela l’amiral Lagemann sur le supercuirassé vachours.
Lagemann répondit assez prestement, tout sourire, et balaya son environnement d’un geste. « Bienvenue sur la passerelle de mon bâtiment, amiral.
— Avons-nous la confirmation qu’il s’agit bien de la passerelle ?
— Nous en sommes pratiquement sûrs. Les Bofs ont d’intéressantes variantes aux pratiques humaines ordinaires en matière de design. » Il passa la main au-dessus de sa tête. « Leurs plafonds sont aussi bien plus bas que les nôtres. Mon valeureux équipage est victime d’un nombre inhabituel de contusions crâniennes dès qu’il se déplace. Nous souffrons tous de problèmes de posture.
— De quel espace disposez-vous ? s’enquit Geary.
— De cette passerelle. Et de quelques compartiments adjacents. Les ingénieurs ont provisoirement bidouillé des systèmes de survie portables pour ces secteurs. Si nous en sortons, nous devons enfiler une combinaison parce que l’atmosphère dans le reste du vaisseau est devenue aussi fétide que celle d’un bar à matelots. » Lagemann désigna les panneaux qui se dressaient devant lui. « Ils ont aussi fait courir des câbles de communication et de senseurs, reliés à un réseau rudimentaire qui nous permet de voir ce qui se passe dehors.
— Une partie de l’équipement vachours fonctionne-t-il encore ?
— Nous n’en savons rien. » Lagemann tendit la main vers une des consoles de commande du vaisseau mais interrompit son geste avant d’y toucher. « Les ingénieurs ont tout coupé et nous ont fermement déconseillé d’alimenter de nouveau en énergie un de ces systèmes. Ils s’inquiètent de l’éventuelle activation antérieure d’un programme d’autodestruction par les Bofs, qui aurait ensuite été suspendu ou verrouillé avant son déclenchement. Si nous redémarrions un système, ça risquerait de faire sauter ce verrou avec de désastreuses conséquences. »
Geary marmotta une prière de gratitude silencieuse destinée à celui qui y avait songé. « Sinon, comment est-ce que ça se passe ?
— Nous disposons de l’équipement des fusiliers et des rations des fusiliers. Le couchage est correct.
— Et les rations ?
— Meilleures que celles de la flotte, pour ce que ça vaut.
— Pas grand-chose, en effet. »
Lagemann sourit. « Nous sommes un peu à l’étroit et c’est assez inconfortable, mais nous avons vu pire. Pour ce qui me concerne, je me retrouve à la tête du plus grand vaisseau qui ait jamais appartenu à la flotte de l’Alliance. Que du bonheur.
— Si les conditions se détérioraient à bord, si vous tombiez sur quelque chose ou faisiez une découverte dont vous estimeriez que je devrais être informé, faites-le-moi savoir.
— Avez-vous eu l’occasion de prendre langue avec Angela Meloch ou Bran Ezeigwe à bord du Mistral ? demanda Lagemann.
— Très brièvement. Le général Ezeigwe et l’amiral Meloch ont été avisés qu’ils avaient le feu vert pour me contacter dès qu’ils auraient des informations qui pourraient m’intéresser.
— Alors vous êtes entre de bonnes mains. » Lagemann tendit de nouveau le bras vers le rebord d’une console de commande vachours, qu’il caressa légèrement. « Les mécontents du Mistral et du Typhon n’oublieront pas le passé. Ils tiennent à retrouver leur place, à jouer le rôle dont ils avaient rêvé pendant la guerre. Je leur ai affirmé, avant de les quitter, que tout cela était fini. “On ne peut pas réécrire l’histoire. Mais vous pouvez vous trouver de nouveaux rêves, et ils pullulent autour de nous.” Ç’a eu l’air d’en contrarier plus d’un, à l’instar des événements des derniers mois. Si vous nous aviez ramenés chez nous après notre libération, ce retour à la maison aurait été passionnant et très animé. Mais, maintenant que les choses ont eu le temps de se tasser, et nous celui de digérer la nouveauté, vous n’avez plus à vous inquiéter autant de ce côté-là. » Lagemann eut un sourire empreint d’une joie ingénue. « Un vaisseau spatial extraterrestre, amiral Geary. Construit par une intelligence différente de la nôtre. Fabuleux, non ?
— En effet, convint Geary. Compte tenu de tout ce qui se passe, il m’arrive parfois de le perdre de vue. Quand nous aurons ramené ce bâtiment chez nous, et les Lousaraignes avec, nous connaîtrons sans doute les réponses à des questions que les hommes se posent depuis que nos premiers ancêtres regardent les étoiles.
— Vont-elles nous plaire ? Je me le demande.
— Qu’elles nous plaisent ou pas, nous devrons nous en satisfaire. »
Alors qu’ils approchaient enfin du point de saut, près de deux jours plus tard, Geary se surprit à lorgner de façon répétée leur point d’émergence dans ce système stellaire. Il n’arrêtait pas de se demander si d’autres Vachours n’allaient pas en jaillir : une seconde vague d’assaillants, résolus à éliminer ces nouveaux prédateurs qui venaient frapper à leur porte.
Puis ses yeux se portèrent sur les milliers de petits marqueurs de son écran, dont les trajectoires se dirigeaient toutes vers l’intérieur du système et l’étoile : des centaines de dépouilles de la flotte, accomplissant leur dernier voyage vers le brasier de l’étoile pour s’y consumer et, peut-être, renaître dans une autre région de l’univers. « Lumière, ténèbres et à nouveau lumière, murmura-t-il. La nuit n’est qu’un passage. »