— Quelques-uns ont tenté d’aider une capsule de survie du Balestra, fit remarquer un matelot.
— Ce en quoi ils sont déjà préférables aux Syndics », affirma un autre.
Les rires, cette fois, se firent plus nerveux. « Le fond de l’affaire, c’est qu’ils ont combattu à nos côtés et qu’ils se sont aussi efforcés de nous épauler de bien d’autres façons, déclara Geary en y mettant toute la conviction dont il était capable. Ils nous permettent d’emprunter leur hypernet pour rentrer chez nous bien plus vite que nous ne pourrions le faire autrement. On juge les gens sur leurs actes, pas sur leur apparence.
— Dites ça à mon maître principal à la prochaine revue, amiral.
— Oui, amiral. Je peux lui citer cette phrase de vous ? »
Geary s’esclaffa puis se leva et, d’un geste de la main, éluda les questions suivantes, empressées ou blagueuses. « Je ne suis qu’un amiral. Je peux commander aux sous-offs mais pas les bousculer. En outre, d’après le capitaine Desjani, vous êtes les meilleurs spatiaux de la flotte. Pourquoi devrais-je exiger qu’on vous applique un traitement de faveur ? »
Il se sentait certes beaucoup mieux en sortant du réfectoire, mais les questions des matelots avaient ravivé ses propres inquiétudes. En arrivant dans sa cabine, il appela un officier à bord de l’Indomptable et lui demanda de passer le voir le plus tôt possible.
« Amiral ? » Au moins le général Charban en profitait-il pour se reposer, lui. Dans la mesure où les vaisseaux se retrouvent isolés les uns des autres dans l’espace du saut, on ne le mettait plus à contribution pour communiquer sans interruption avec les Lousaraignes. « Vous vouliez me voir ? demanda-t-il en entrant.
— Oui. » Geary lui fit signe de s’asseoir. « Je craignais que vous ne fussiez déjà dans les bras de Morphée.
— Après toutes ces journées où j’ai dû rester éveillé pour participer aux négociations, mon métabolisme va mettre quelques heures à ralentir assez pour me permettre de trouver le sommeil, répondit Charban en prenant place. Je pourrais sans doute l’assommer à coups de médocs, mais je préfère laisser à mon organisme le soin de revenir plus naturellement à la normale.
— Très avisé de votre part, laissa tomber Geary. J’aimerais obtenir de vous une réponse franche, sans personne pour exercer une pression sur vous. Vous êtes sans doute celui qui a eu jusque-là le plus de contacts avec les Lousaraignes, non ?
— En fait, l’émissaire Rione est la seule qui ait eu un réel “contact” avec eux, fit remarquer Charban. Encore que ce distinguo n’ait pas eu l’heur de sauter aux yeux du personnel médical qui nous a fait subir toute cette panoplie d’analyses et de tests. Pour me préparer à cette entrevue avec eux, j’avais lu un certain nombre de comptes rendus portant sur de prétendues rencontres avec des extraterrestres remontant à un lointain passé. Ces vieux récits affirmaient qu’ils se servaient de sondes et d’autres instruments très intrusifs pour procéder à des examens physiologiques. En réalité, les Lousaraignes se sont montrés très courtois. Ce sont plutôt nos médecins qui nous ont sondés à tire-larigot.
— Vous m’en voyez navré. » Geary s’assit en face de Charban. « Général, j’aimerais connaître les impressions qu’ils vous ont faites qui ne seraient pas consignées dans votre rapport officiel.
— Les impressions, amiral ? Dans quel domaine précis ? Je pourrais vous en parler pendant des heures, mais savoir ce qui vous intéresse exactement me faciliterait la tâche.
— Pouvons-nous leur faire confiance ? » La question parut surprendre Charban et Geary s’en rendit compte. « D’accord, ils nous ont aidés à combattre les Vachours. Mais à présent ? L’espace du saut ne m’inspire pas une très grande méfiance. Nous savons où nous allons. Mon instinct me souffle que nous n’avons pas à y redouter un piège ou une embuscade de leur part. Mais nous entrerons ensuite dans leur hypernet et nous dépendrons d’eux pour en sortir.
— Je vois. » Charban eut un regard désabusé. « Amiral, avez-vous déjà rencontré des gens qui vous semblaient dangereux parce qu’imprévisibles ? Vous voyez le genre : pas seulement parce qu’ils étaient capables de faire le mal mais aussi de frapper n’importe qui à tout moment. Ou de se livrer à des actes parfaitement inattendus. »
Geary opina ; l’image de Jane Geary puis celle du capitaine Benan venaient de lui traverser l’esprit. Mais il se garda bien de prononcer ces deux noms.
« Cela dit, certaines personnes, comme le général Carabali, sont dangereuses en raison de leurs compétences et ne prennent pour cibles que des individus précis. Carabali ne frappera qu’après avoir mûrement réfléchi à ses options et décidé de frapper de telle façon plutôt que d’une autre.
— Bien sûr, admit Geary. J’ai connu des gens appartenant à ces deux catégories.
— Les Lousaraignes me semblent foncièrement relever de la seconde. Ils peuvent être mortellement dangereux mais calculent toujours leur coup avec précision. Ils agissent toujours pour parvenir à leurs fins, et leurs objectifs et leurs projets sont clairement définis. Prenons par exemple cette théorie du motif que nos experts civils ont élaborée : raisonner en ces termes, en réfléchissant à la manière dont un acte pourrait non seulement avoir des conséquences sur l’environnement immédiat mais encore sur tout ce qui pourrait s’y rattacher, exige un haut degré de planification. Vous et moi pourrions sans doute agir de cette manière parce que nous trouverions cela plus intelligent. Mais les Lousaraignes, eux, le font parce qu’ils en éprouvent le besoin. J’en suis convaincu. »
Geary réfléchit un instant, tandis que Charban attendait patiemment. « Un tantinet effrayant, non ? finit-il par répondre. Une espèce intelligente qui se sent obligée de réfléchir à ce qu’elle fait, d’envisager les conséquences de ses actes. Ça fait sans doute d’eux des êtres plus intelligents que nous.
— Plus intelligents ? Peut-être. Tout dépend de votre définition de l’intelligence. » Charban secoua la tête. « Prennent-ils des risques ? Je ne le crois pas. Pas comme nous les concevrions. Actes de foi ? Peu vraisemblable à mon sens. Actions spontanées ? Brusques fulgurances conduisant à des réactions immédiates ? Non, je ne pense pas. Tout est soigneusement planifié et réfléchi.
— Des ingénieurs, lâcha Geary. D’excellents ingénieurs. Qui planifient avant d’agir. Ne construisent rien qui pourrait ne pas fonctionner. Nous pourrions sans doute prévoir leurs réactions.
— Ou du moins les déjouer. » Charban se pencha pour regarder Geary droit dans les yeux. « Mais voici ce qui me semble le plus important dans mon évaluation, amiral. Une espèce qui prévoit toujours tout à l’avance, n’aime pas l’imprévu ni les événements ou les conséquences incontrôlées et tient à être sûre de ce qu’il adviendra, déclarerait-elle une guerre par choix ? »
La réponse était facile. « Non.
— Non, répéta Charban. La guerre, c’est le chaos. La guerre est imprévisible. J’ai entendu une histoire sur un roi de jadis qui aurait demandé à un oracle infaillible ce qu’il adviendrait s’il envahissait un royaume voisin du sien, et l’oracle aurait répondu que, s’il s’y risquait, un puissant royaume s’effondrerait. Présumant que cette réponse lui assurait la victoire, le roi déclencha l’invasion, son armée fut écrasée et son royaume détruit. Il n’avait pas envisagé que l’oracle pût évoquer sa propre chute.