Il se trouvait sur la passerelle de l’Indomptable quand la flotte émergea dans un système stellaire que tous les humains auraient vraisemblablement regardé comme parfait : douze planètes gravitant autour d’une étoile dont la fournaise semblait aussi stable que possible ; une des douze orbitait à un peu moins de huit minutes-lumière, dans une zone idéale pour abriter la vie telle que les hommes la connaissaient, tandis que deux tournaient l’une autour de l’autre et de l’étoile à neuf minutes-lumière de celle-ci. Ces deux-là devaient être assez froides et présenter des marées impressionnantes, mais elles n’en restaient pas moins habitables. Ce qui ne pouvait qu’être un portail de l’hypernet se dressait dans le vide à deux heures-lumière de là, un peu en retrait.
« Joli ! » approuva Desjani en même temps qu’elle cherchait d’éventuelles menaces du regard. Le système stellaire était rempli de vaisseaux lousaraignes qui, tous, présentaient la même sublime silhouette dépourvue de toute aspérité, mais qui, dans leur grande majorité, adoptaient des trajectoires laissant entendre qu’il s’agissait de cargos circulant entre deux planètes.
Hormis les six bâtiments qui accompagnaient la flotte, on n’apercevait que deux autres vaisseaux de guerre lousaraignes à proximité du point d’émergence.
Geary secoua la tête. « Nous savions qu’ils avaient dépêché des vaisseaux au-devant pour prévenir de notre arrivée, mais je m’attendais malgré tout à trouver ici une force plus importante, fût-ce sous la forme d’une prétendue garde d’honneur. Verriez-vous d’un bon œil une flottille extraterrestre traverser votre territoire ?
— N’oubliez pas ces énormes mines furtives dont disposaient les Lousaraignes à Honneur, fit observer Desjani. Ils en ont peut-être truffé l’espace environnant et, si nous tentions un mauvais coup, nous nous en mordrions sans doute très vite les doigts.
— Je prends note de la mise en garde et je vous en remercie », déclara Geary. Desjani avait raison. Ce n’était pas parce qu’il ne repérait pas les mesures de sécurité des Lousaraignes qu’elles n’existaient pas. « Émissaire Rione et général Charban, veuillez contacter nos amis Lousaraignes pour leur demander si nous sommes censés gagner directement le portail de l’hypernet. »
Des fenêtres virtuelles apparurent autour de Geary. Le professeur Setin, le lieutenant Iger, le capitaine Smyth… tous désireux de profiter d’une occasion exceptionnelle d’étudier longuement tout ce qu’on pouvait apprendre sur un système stellaire occupé par les extraterrestres. Geary coupa toutes ces communications, de nouveau reconnaissant à la touche de dérogation dont bénéficiait le commandant de la flotte. « Nous sommes en train de contacter les Lousaraignes pour leur demander quelle trajectoire il nous faut adopter à l’intérieur de leur système. Nous devons nous soumettre à leurs instructions. Nos senseurs et autres moyens de recueillir des informations pompent toutes les données qui nous sont accessibles, et nous continuerons de les engranger tant que nous resterons dans ce système. Je ne peux pas vous en promettre davantage. »
Desjani désigna son écran : « Notre escorte pique vers le portail. Devons-nous la suivre ?
— Oui. » Les émissaires mettraient sans doute un certain temps à rétablir le contact, et, entre-temps, il lui faudrait épouser le cap le plus salubre possible. Il ordonna à la flotte de pivoter pour marcher sur les brisées des six vaisseaux de l’escorte lousaraigne et vit avec plaisir les quatre cuirassés attelés au supercuirassé vachours exécuter la manœuvre sans à-coup.
« Eux aussi nous surveillent, vous savez ? fit remarquer Desjani alors que la flotte adaptait sa trajectoire à celle des vaisseaux alliés.
— Je sais. » Il observait les deux bâtiments qui les avaient attendus au point d’émergence. Tous deux accélérèrent sans préavis pour s’immiscer dans la formation humaine puis filer et louvoyer entre ses vaisseaux avec toute la grâce et l’aisance de dauphins remontant un bras de mer sans obstacle.
« Ils piquent vers le GOBA.
— Le GOBA ?
— Le Gros Objet Balourd Arraisonné. »
Le supercuirassé vachours, comprit Geary. Il enfonça quelques touches. « À toutes les unités, ici l’amiral Geary. N’intervenez pas et n’engagez pas le combat avec les vaisseaux lousaraignes. N’ouvrez le feu que sur un ordre direct de ma part. Ne verrouillez aucun de vos systèmes de visée sur un de leurs appareils. »
Les deux bâtiments lousaraignes freinèrent pour épouser la vélocité du supercuirassé vachours et des cuirassés qui le halaient, et s’arrêter ensuite à côté du premier alors même qu’ils se déplaçaient tous à 0,1 c. Ils se divisèrent avec une délicate précision, chacun se rapprochant d’un des flancs de l’ex-vaisseau vachours afin de l’examiner longuement et très soigneusement. Ils l’étudiaient encore quand Rione héla Geary.
« Les Lousaraignes demandent l’autorisation de monter à bord du bâtiment vachours arraisonné. »
Treize
Geary lui jeta un regard noir. « Êtes-vous bien sûre qu’ils ne veulent pas en prendre le contrôle ou embarquer du matériel ?
— Sûre et certaine, amiral. Ils veulent seulement l’explorer. »
Desjani fixait le plafond en faisant mine de n’avoir rien entendu. Bon, la décision lui incombait donc entièrement. « Très bien. Dites-leur qu’ils peuvent envoyer des équipes à bord, répondit-il à Rione avant d’enfoncer d’autres touches. Amiral Lagemann, êtes-vous prêt à recevoir des visiteurs ? »
Une demi-heure se passa encore avant qu’un des deux bâtiments lousaraignes ne se glissât près d’un des sas ménagés par les ingénieurs de l’Alliance là où, pour l’investir, les fusiliers avaient fait sauter la coque du supercuirassé. Entre-temps, un comité d’accueil avait été formé, comprenant l’amiral Lagemann, l’officier supérieur de l’infanterie à bord du vaisseau arraisonné et quelques-uns des ingénieurs de l’équipe. Tous étaient en combinaison de survie ou en cuirasse de combat, de même que les Lousaraignes étaient engoncés dans leur armure, mais les extraterrestres se livrèrent malgré tout à des simulacres d’« étreintes », en évitant soigneusement tout contact physique.
En observant le petit groupe des humains, Geary repéra le lieutenant Jamenson. Mais, bien sûr, il ne put distinguer la chevelure d’un vert vif de la jeune femme sous son casque de survie.
Il appela le chef des ingénieurs à bord du Tanuki. « Capitaine Smyth, je croyais le lieutenant Jamenson sur l’Orion.
— C’était le cas, amiral. Je l’ai priée de se rendre individuellement sur le supercuirassé pour participer au comité d’accueil.
— Pourquoi ? »
Smyth sourit. « En tout premier lieu, pour voir comment les Lousaraignes réagiraient à la vue d’une humaine dont l’aspect physique ne correspond pas tout à fait à… euh… au motif auquel ils sont accoutumés. Ce n’est possible que dans un environnement où le lieutenant Jamenson peut ôter son casque, bien évidemment. En outre, il m’a semblé que ses talents assez particuliers pourraient se révéler très utiles lorsqu’elle observera les Lousaraignes en action. Peut-être verra-t-elle quelque chose qui nous a échappé.
— Voilà deux idées bien inspirées, capitaine. Merci. »
Desjani avait l’air sceptique. « Il s’agit bien du lieutenant qui mélange tout, n’est-ce pas ? Intentionnellement, je veux dire ?