— C’est possible. » Rione pointa de nouveau le doigt. « De cette deuxième étoile, nous sauterons ensuite vers celle-là, que les Syndics ont appelée Hua et qu’ils ont sans doute atteinte avant que les Énigmas ne les refoulent vers Midway. Je ne crois pourtant pas qu’ils soient arrivés jusque-là, parce que les Lousaraignes nous ont signalé que Hua était une sorte de tête de pont Énigma. Ils nous ont fait entendre qu’il y avait du danger.
— Espérons que ce n’est pas un portail de l’hypernet Énigma, lâcha Geary. Je n’ai nullement envie de relever ce gant encore une fois. » Il tendit la main pour décrire une trajectoire sur l’écran. « Et Hua est à portée de saut de Pele…
—… d’où nous pouvons gagner Midway, acheva Rione pour lui.
— Merci. Tout cela est très important…
— Il y a encore autre chose. » Elle brandit son calepin, qui affichait le symbole dont se servaient les Mondes syndiqués pour désigner leurs vaisseaux. « J’ai montré ce signe aux Lousaraignes avec qui je me suis entretenue. Ils l’ont reconnu. »
Geary regardait fixement le symbole. « Vous en êtes sûre ?
— Ils me l’ont dit.
— Les Lousaraignes connaissent l’existence des Syndics ? Ils auraient eu des contacts avec les Mondes syndiqués ?
— Je ne le pense pas. J’ai l’impression que les Syndics n’étaient guère plus conscients que nous de l’existence des Lousaraignes. Mais il y a un hic, amiral. Je leur ai demandé ce que représentait ce symbole pour eux et ils m’ont répondu : “Ennemis de votre peuple.”
— Comment pourraient-ils… ? » Geary reporta le regard sur Rione. « La frontière de l’Alliance se trouve à très grande distance. À l’exception de notre flotte, aucun vaisseau de l’Alliance n’a approché cette région de l’espace syndic depuis un siècle. Et, assurément, aucun combat ne s’est déroulé à proximité. Comment diable pourraient-ils savoir que nous livrions une guerre aux Syndics ?
— Très bonne question, amiral. » Rione laissa pensivement reposer son menton sur sa paume. « Nous savions que les Énigmas nous épiaient bien avant que de connaître leur existence. Peut-être…
— Les Lousaraignes auraient pénétré dans l’espace de l’Alliance ? » Il s’efforça d’y réfléchir.
« Les Énigmas ont implanté dans les systèmes de nos senseurs des virus destinés à nous dissimuler leur présence, déclara Rione. Les Lousaraignes n’auraient-ils pas pu faire de même ?
— S’ils l’ont fait, ils se servent d’un principe entièrement différent. Nous avons nettoyé ces systèmes avec tous les moyens disponibles sans rien trouver d’autre.
— N’avez-vous jamais entendu parler de vaisseaux lousaraignes repérés dans l’espace de l’Alliance ? »
Geary fouilla dans sa mémoire sans rien trouver de précis. « Il y a toujours eu de “fausses observations”. C’est le nom que nous leur donnons. Les senseurs affirment qu’un objet se trouve à un point donné. Nous scannons de nouveau sans rien trouver. Ou nous envoyons un vaisseau enquêter. Qui tombe parfois sur quelque chose de difficilement repérable. » C’était d’ailleurs ainsi que l’Alliance l’avait retrouvé congelé dans son sommeil de survie à bord d’une capsule endommagée dont la balise de détresse était H. S. et la signature énergétique commençait à faiblir, à tel point qu’elle n’apparaissait même plus aux plus récents senseurs. S’ils ne l’avaient repérée et identifiée pour ce qu’elle était sur le moment, au lieu de la prendre pour un autre fragment de carcasse à la dérive, si un destroyer n’avait pas scrupuleusement exploré les environs et ne l’avait pas trouvée… Geary s’efforça de chasser le souvenir de la glace qui avait naguère congelé son organisme. « La plupart du temps, ce qu’on envoie enquêter ne trouve rien. C’est ce qu’on appelle une “fausse observation”.
— Quelle en est la cause ? s’enquit Rione.
— Tous les systèmes électroniques connaissent des défaillances. Des bugs. Des électrons libres. On ne leur donne pas toujours le même nom, mais ça recouvre des phénomènes identiques : quelque chose qui ne devrait pas être là donne l’impression de s’y trouver, de se produire alors qu’il ne devrait pas, ou de rester suspendu là où rien ne devrait pouvoir s’accrocher. La même espèce d’événement fortuit qui affecte tout ce qui est électronique ou encodé. C’est bien pourquoi il existe une commande de dérogation manuelle sur tous les systèmes. »
Rione opina. « J’ai fait quelques recherches avant de venir. Des exemples de ces “fausses observations” se sont produits durant toute l’histoire humaine, en remontant jusqu’à la vieille Terre. La plupart ont été aisément expliquées. Les autres ont été négligées. Mais, si nous avions la certitude que de tels événements survenaient réellement, ça permettrait facilement de rendre compte de faits qui ne sont pas le produit de défaillances ou de bugs. Si les Lousaraignes disposent d’une technologie furtive convenable…
— Ils la possèdent. » Geary songea aux mines d’Honneur.
« En ce cas, amiral, nous devons en conclure que, pendant que l’humanité réglait seule ses problèmes en se lamentant sur l’absence dans l’univers d’autres intelligences semblables à la nôtre, il n’est pas impossible que de telles intelligences se soient sournoisement faufilées chez nous pour en apprendre le plus possible sur notre compte. »
Geary se massa les yeux de la paume. « Mais pourquoi les Lousaraignes ne nous auraient-ils pas contactés ? Nous savons pour quelle raison les Énigmas s’y sont refusés. Pourquoi les Lousaraignes s’en seraient-ils aussi abstenus ?
— Je n’en sais rien.
— Comment auraient-ils réagi si notre colonisation et notre exploration de l’espace avaient atteint leurs frontières avant ce jour ?
— Peut-être précisément comme ils l’ont fait avec nous, répondit Rione. Pour on ne sait quelle raison, ils attendaient que nous les contactions. Cette raison… ou ces raisons doivent leur sembler logiques. Plus prosaïquement, les Énigmas se trouvaient sur le chemin de l’espace qu’explorait l’humanité en expansion et lui interdisaient tout contact avec les Lousaraignes. »
Geary fixait toujours son écran en s’efforçant de réfléchir. « S’ils savent que les Syndics sont… étaient nos ennemis, pourquoi nous croient-ils si pressés de gagner Midway avant les Énigmas ? »
Rione sourit derechef. « Ils pensent que nous aidons nos frères ennemis contre un ennemi qui n’est pas de la famille. Ç’a même l’air de sacrément les impressionner. » Elle se leva. « Je ne devrais pas m’attarder plus longtemps.
— Je comprends. » Il se leva à son tour, mais, alors que Rione tournait déjà les talons, il reprit la parole : « Je vais l’aider, Victoria. Je sais ce qu’il faut faire pour cela et j’y veillerai dès notre retour dans l’espace de l’Alliance. »
Elle le dévisagea puis hocha lentement la tête. « Espérons qu’il vivra jusque-là. »
Rione n’était pas sortie depuis une minute que le panneau de com de Geary émettait un bourdonnement familier. « Oh, encore debout ? s’étonna Desjani.
— Comme si vous l’ignoriez. Appelez-vous pour savoir si l’émissaire Rione est toujours là ?
— Elle était dans votre cabine ?
— Oui. Pour m’informer de certains éléments qu’elle a appris sur les Lousaraignes. » Éléments dont Desjani devait également être tenue informée. « Dans la mesure où j’ai déjà bien assez alimenté la machine à rumeurs pour ce soir, je vous mettrai au courant demain matin.
— Merci, amiral. » Desjani lui lança un regard intrigué. « En tout cas, on dirait que ça vous a impressionné. Devrions-nous nous en inquiéter ?