— Je ne sais pas. Pour l’heure, disons simplement que, depuis un bon bout de temps, l’humanité se félicite de tout ce qu’elle a réussi à apprendre sur l’univers. Et que, pendant ce temps-là, l’univers se moquait d’elle et faisait des grimaces dans son dos. »
Pourquoi il s’était attendu à ce que le portail de l’hypernet lousaraigne différât par son apparence de ceux qu’avaient construits humains et Énigmas, il l’ignorait. Toujours est-il qu’il en avait eu la conviction et qu’il n’était pas déçu. Les Lousaraignes avaient disposé leurs torons à l’imitation des toiles d’araignée métaphoriques du docteur Schwartz. Aux yeux de Geary, leur portail n’était pas seulement un fabuleux exploit technologique (à l’instar d’ailleurs de ceux des hommes) mais également une œuvre d’art. Tout en n’en restant pas moins ce qu’il était : un portail de l’hypernet.
« Je n’aime pas l’hypernet », marmotta-t-il assez fort pour se faire entendre de Desjani. Il ne tenait pas à partager ses impressions avec tous les officiers présents sur la passerelle.
Elle leva les yeux pour vérifier le statut de l’Indomptable et s’assurer que son vaisseau était paré pour le transit. « Pourquoi ?
— Ça n’a pas l’air naturel.
— Comparé à quoi ? Au saut ? »
Il la fusilla du regard. « Vous voyez très bien ce que je veux dire.
— Que non pas, rétorqua-t-elle. Sérieusement. Si l’on veut passer d’une étoile à une autre, on ne peut le faire en moins de plusieurs décennies que par une méthode bizarroïde. Personnellement, je trouve l’espace de l’hypernet moins étrange que celui du saut. »
Geary ne répondit pas. Il se sentait d’humeur ronchonne. Les informations de Rione pesaient encore sur son esprit, ses inquiétudes relatives à Midway refaisaient surface et son absence de renseignements précis sur ce que possédaient les Énigmas à Hua l’incitait à se persuader qu’il devait aussi s’en inquiéter…
« Les Lousaraignes demandent si nous sommes prêts », annonça le général Charban.
Geary parcourut des yeux les relevés sur l’état de la flotte. Ç’aurait pu être mieux. Beaucoup mieux. Trop d’avaries et pas assez de temps ni de moyens pour effectuer toutes les réparations nécessaires. Mais la flotte était prête au départ. « Oui. La flotte est parée. Les Lousaraignes vont-ils nous envoyer un compte à rebours ?
— Je n’en sais rien », répondit Charban après avoir retransmis la réponse de Geary par le canal de coordination. Ces mots n’avaient pas franchi ses lèvres que l’univers se convulsait et que les étoiles disparaissaient, ne laissant plus que ténèbres autour de l’Indomptable. « Rectification. La réponse est non. Ils ne nous fourniront pas de compte à rebours.
— Merci, général. » Geary inspecta du regard ce rien, différent de l’espace du saut, qui entourait les vaisseaux durant leur transit par l’hypernet. Une bulle de néant, comme l’avait appelé Desjani. Au sein de laquelle les bâtiments restaient comme en suspension. Selon les physiciens, ils n’allaient en réalité nulle part mais retomberaient dans l’espace conventionnel, très loin de leur point de départ, au portail suivant.
« Quatre jours selon les Lousaraignes, lui rappela Charban.
— On doit faire un sacré bond, fit remarquer Desjani. Vous ai-je déjà dit que, dans l’hypernet, plus la distance était grande, plus le transit était bref ?
— Oui, vous me l’avez déjà dit. » Le souvenir de cet instant, alors qu’il attendait d’entrer pour la première fois dans la salle de conférence de l’Indomptable pour assumer le commandement d’une flotte piégée dans l’espace syndic, restait même très vivace. C’était aussi sa première vraie rencontre avec Tanya, et elle lui avait alors fait part de la foi fervente qu’elle plaçait en lui et en sa capacité de les sauver tous, ferveur qui l’avait proprement terrifié.
Elle ne s’était pas trompée, mais il continuait de se dire que la chance y avait été pour beaucoup.
Peut-être était-ce parce qu’il se trouvait dans l’hyperespace, lequel, puisqu’il n’était nulle part, n’aurait sans doute pas dû l’incommoder mais y réussissait néanmoins pour ce qui le concernait. Ou bien en raison des innombrables inconnues qu’il devait affronter. Voire parce que quelque chose lui évoquait les épreuves passées.
Toujours est-il qu’il se réveilla au beau milieu de la nuit, couvert de transpiration, les yeux braqués sur le plafond pour vérifier qu’il était bien intact. Le fracas des sirènes d’alarme, la clameur des explosions et les cris des mourants résonnaient toujours dans sa tête, mais sa cabine était silencieuse, mis à part le bruit blanc qui règne toujours la nuit à bord d’un vaisseau, même quand, sur un bâtiment loin de toute planète, cette nuit est artificielle.
Geary s’assit dans le noir et se frotta la figure à deux mains, les plantes des pieds bien à plat sur le pont afin d’éprouver le réconfort que lui inspiraient la solidité du croiseur de combat et les innombrables et infimes vibrations qui, transmises par ses cloisons, lui confirmaient que l’Indomptable vivait.
« Amiral ? » Le visage de Desjani venait de s’inscrire sur son écran de communication, la chevelure embroussaillée et les yeux accommodant à mesure qu’elle se réveillait complètement. Dans l’espace de l’hypernet, même le commandant d’un croiseur de combat peut espérer s’accorder une bonne nuit de sommeil.
Geary inspira profondément avant de répondre. « Que se passe-t-il ?
— “Que se passe-t-il ?” Vous m’avez appelée.
— Jamais de la vie. »
Elle se rembrunit. « Je peux vous montrer l’enregistrement de cet appel par le système des com si vous y tenez. Peut-être avez-vous enfoncé le bouton par inadvertance dans votre sommeil, mais vous avez bel et bien appuyé dessus. »
Pris de remords, Geary jeta un œil sur les touches de contrôle qui s’alignaient sous son écran, près de sa couchette. Peut-être en effet avait-il accidentellement enfoncé la touche qui lui permettait de communiquer directement avec Tanya, d’autant qu’elle était la plus proche d’un éventuel moulinet de son bras, lors d’une bataille imaginaire qu’il aurait livrée dans son sommeil. « Veuillez m’en excuser. C’était un accident. »
Elle l’examina au lieu de raccrocher. « Vous avez une mine d’enfer.
— Merci bien.
— Un cauchemar ?
— Oui. »
Elle attendit un instant, en l’observant avec toute la patience d’une chatte plantée devant un trou de souris, prête à y passer la nuit si besoin.
« Rien qu’une bataille, c’est tout, précisa-t-il. Comme d’habitude.
— Comme d’habitude ? » Tanya poussa un soupir. « Vous n’êtes pas le seul à avoir des flashbacks. Et n’oubliez pas que je suis au courant de vos cauchemars à propos du Merlon. L’un d’eux m’a réveillée pendant notre lune de miel. Vous reviviez seulement ses derniers instants ? »
Il aurait pu répondre par l’affirmative, mais elle aurait sans doute senti qu’il lui mentait. « En partie. Mais il y avait autre chose. » Elle attendit. « Je fais parfois ces rêves. Je suis sur la passerelle de l’Impitoyable ou du Merlon, à la tête d’une flotte, et, alors que je me déconcentre un bref instant, l’ennemi nous tombe brusquement dessus. Sa supériorité numérique est écrasante. J’envoie des ordres, mais ils arrivent trop tard ou sont ineptes, et des vaisseaux sont détruits. Dans les deux camps. Mais le mien est durement touché, et je comprends que c’est la fin, car je sais quand un vaisseau est perdu, et que c’est entièrement de ma faute.