— Très bien, dit Tanya. Je suis aussi passée par là, mais sans commander à la flotte. Vous avez suivi une thérapie contre le stress post-traumatique ?
— Ouais. » Il se sentait un peu mieux maintenant qu’il lui parlait, même si cette conversation ravivait les images de destruction de son cauchemar. « Elle m’a soulagé. Sans l’effacer totalement. »
Desjani eut un petit rire amer. « Vous croyez que ça m’est inconnu ? J’ai combattu plus longtemps que vous, matelot.
— J’espérais que le traitement se serait amélioré en un siècle de guerre.
— Ce ne sont pas les cobayes qui manquent pour les expériences, affirma sèchement Tanya, d’humeur sombre. Mais non. Les humains sont compliqués. Quand quelque chose va de travers dans nos têtes, les reformater n’est ni évident ni commode. Les toubibs arrivent maintenant à nous aider à fonctionner de nouveau, même si, en toute connaissance de cause, nous devrions en être incapables, mais ce sont des hommes, pas des dieux. Stress et traumatisme sont deux des privilèges éternels de la vie de soldat, comme le rata, le manque de sommeil, les quartiers inconfortables et les longues séparations d’avec nos familles. »
Geary eut un sourire désabusé. « Avec de tels privilèges, on se demande bien pourquoi il faudrait encore nous verser une solde.
— Mystère. Vous vous sentez mieux ?
— Ouais, grogna-t-il.
— Menteur. Il y a autre chose ? »
Geary se passa la main dans les cheveux. « Dans mon cauchemar… je vous ai vue… mourir, Tanya. Je vous jure que je ne sais pas ce que je deviendrais si vous…
— Si je mourais ? » Elle avait proféré ce dernier mot avec brutalité. « Si ça devait arriver, vous surmonteriez et vous poursuivriez votre existence en continuant de faire votre devoir. »
Il la fixa. « Vous croyez vraiment que ça me serait si facile ?
— Non, mais là n’est pas le problème. Vous vous imaginez peut-être que j’aimerais avoir un époux ravagé en guise de monument funéraire ? “Ouais, c’est bien Black Jack. C’était un héros avant qu’elle ne meure, le laissant anéanti.” Ah vraiment ! C’est exactement ce que je voudrais que tout le monde se dise après mon départ !
— Tanya…
— Non, le coupa-t-elle de nouveau. Ce n’est pas négociable. Si on en arrive là, vous poursuivrez le cours de votre existence. Vous trouverez à nouveau le bonheur et vous continuerez à faire ce que vous devez faire. Est-ce bien clair ?
— Très clair. Ferez-vous comme moi ?
— Si vous mouriez ? Vous, le héros légendaire idolâtré de l’Alliance ? J’écrirais sans doute un mémoire que je ferais publier et qui me rapporterait trop d’argent pour que je puisse le compter. N’oubliez pas que mon oncle est non seulement agent littéraire, mais qu’il a déjà été pris plusieurs fois la main dans le sac à enfreindre la morale et la déontologie. Dormir avec Black Jack. Comment trouvez-vous ce titre ? »
Geary se surprit à sourire. « Pourriez-vous au moins éviter de m’appeler Black Jack quand vous gagnerez votre vie en racontant notre existence commune ? »
Elle secoua la tête. « Nan. Je suis bien certaine que les gens du marketing y tiendront. Je vois déjà le genre de jaquette qu’ils imposeront. Vous dans une posture héroïque, sans doute en train de faire quelque chose que vous n’aurez jamais fait. Probablement en cuirasse de combat. Et armé d’un fusil.
— Comme si ça pouvait arriver ! Donc, si jamais je meurs, vous vous contenteriez de pondre vos mémoires ?
— Non. Je me trouverais sans doute aussi un chat. » Elle lui jeta un regard. « Vous vous sentez mieux ?
— Oui, Tanya. Sincèrement. Allez-vous retourner vous coucher ?
— Je vais essayer. » Elle recouvra son sérieux. « Tâchez de consulter demain matin pour savoir si vous avez encore besoin d’un traitement ou de médocs. Cette saloperie n’est pas facile à vivre.
— Promis. »
Son écran éteint, Geary se rallongea pour fixer le plafond en se demandant ce qu’il ferait s’il lui fallait affronter cela tout seul.
Le système stellaire lousaraigne anonyme, à l’autre bout du trajet par hypernet, n’avait sans doute rien du paradis dont le précédent donnait l’impression, mais il n’en présentait pas moins un assez convenable cortège de planètes, des ressources conséquentes et, sur le seul monde habité, un grand nombre de villes. Toutefois, Geary et la flotte ne virent pas grand-chose de ce qu’il abritait puisque le point de saut vers lequel piquaient leurs six escorteurs lousaraignes ne se trouvait qu’à une heure-lumière du portail. Les inquiétudes persistantes de Geary, selon lesquelles leurs guides risquaient de les conduire ailleurs, très loin de la destination promise, se dissipèrent dès que les senseurs de la flotte eurent scanné le firmament et confirmé que les étoiles occupaient bien la position prévue.
Si Rione, Charban et les experts civils s’attendaient à recevoir des communications des Lousaraignes, rien ne leur parvint, ni de leurs escorteurs ni des autres sources locales, avant que la flotte n’eût pratiquement atteint le point de saut.
« Ils veulent savoir si nous sommes parés, annonça Charban.
— Nous le sommes », affirma Geary. Il aurait cette fois le contrôle au moment du saut et s’en félicitait.
Après le saut, Desjani observa le néant de grisaille qui entourait le vaisseau. « La prochaine étoile ne posera aucun problème, affirma-t-elle. La suivante pourrait bien être plus menaçante.
— Et celle d’après très certainement », déclara Geary.
Il ne fut guère surpris, à leur arrivée dans ce système stellaire en qui il voyait une sorte de forteresse lousaraigne, d’y trouver rôdant près de chaque point de saut les mêmes mines furtives massives, ainsi qu’une autre sublime formation de vaisseaux lousaraignes, postée là où elle pouvait intercepter toute force émergeant d’un des deux autres points de saut. « Quoi que les Lousaraignes puissent penser des Énigmas par ailleurs, ils s’en méfient manifestement.
— Regardez un peu ça. » De l’index, Desjani tapota les relevés fournis par les senseurs sur ce qu’ils captaient des quatre planètes du système. « Cette étoile présente des éruptions imprévisibles. Quelque chose l’a disloquée. Et ces planètes ont été durement balayées par je ne sais quoi, et à plusieurs reprises.
— Une étoile instable pourrait en être responsable…» Geary étudia les relevés. « Mais celle-là n’est pas d’un type naturellement instable et sa rotation n’est pas non plus anormalement rapide.
— Avons-nous déjà assisté à un pareil phénomène ? s’enquit Desjani d’une voix à la fois lointaine et glacée.
— À Kalixa, répondit Geary. Et Lakota. Mais c’était moins grave à Lakota qu’ici.
— On s’est servi de mines dans ce système. » Desjani fit courir sa main sur l’écran, tout en le scrutant attentivement. « Fréquemment. Les Énigmas ont dû tenter de s’y introduire à plusieurs reprises.
— Je me demande à quoi il pouvait bien ressembler avant. »
Rione avait quitté le siège de l’observateur pour s’approcher de l’écran, et elle regardait droit devant elle. « Que s’est-il passé ?
— Des mines à l’échelle d’un portail de l’hypernet », résuma une Desjani assez ébranlée pour s’adresser directement à Rione.
Geary hocha la tête pour renforcer ses paroles. « Quand il s’agit de défendre leur territoire, les Lousaraignes ne plaisantent pas. »
Rione frissonna, les yeux fermés. « Une chance qu’ils aient choisi de devenir nos amis. »
L’émotion était palpable sur la passerelle : on pouvait presque sentir refluer en chacun la confiance qu’il accordait aux Lousaraignes, et se dissiper cette fugace connivence avec eux. Les Sabs. Toute espèce capable d’employer placidement de telles armes…