Les images des officiers disparurent comme une envolée de moineaux, tandis que la salle de conférence donnait l’impression de rétrécir un peu plus après chaque départ, tant et si bien que ses cloisons semblaient périlleusement se contracter.
Rione et Charban, qui, comme Desjani, avaient été physiquement présents, se levèrent en affichant une figure résignée. « Nous allons recontacter les Lousaraignes, laissa tomber Charban. C’est reparti pour tenter de percer à jour d’étranges modes de raisonnement.
— Si vous tenez à entrer en politique, vous avez tout intérêt à vous y faire, lui dit Rione. Mais ça vous fait parfois vieillir. Si vous voulez bien nous excuser, amiral. »
Desjani attendit qu’ils fussent sortis et qu’il ne restât plus dans le compartiment que Geary, Duellos en virtuel et elle-même. « Il me semble que vous avez besoin d’une récré, les gars.
— Je vous demande pardon ? fit Geary.
— Vous vous êtes beaucoup entretenus avec moi. Un certain amiral de ma connaissance devrait sans doute partager ses inquiétudes avec quelqu’un d’autre, et pas seulement avec le commandant d’un croiseur de combat, s’il tient à entendre plusieurs sons de cloche. Vous savez qu’on peut faire confiance au capitaine Duellos à tous égards. Et vous, Roberto, vous m’avez fait part de ce qui vous turlupinait depuis votre retour de permission, à quoi je vous ai répondu que vous devriez en parler à Jack. Pour l’amour de nos ancêtres, écoutez-moi au moins cette fois.
— Jack ? s’étonna Duellos.
— Vous savez très bien de qui je veux parler. De l’amiral, précisa-t-elle toutefois, en mettant avec cocasserie l’accent sur le grade. Maintenant, je vais prendre congé pour que vous puissiez également parler de moi si le besoin s’en fait sentir. »
Duellos sourit puis, Desjani sortant, salua son départ d’une petite courbette. « Qu’avez-vous bien pu faire pour la mériter ?
— Je ne la mérite pas, répliqua Geary. Il me semble que nous avons tous les deux reçu nos ordres, non ?
— Je me suis souvent dit que tous les amiraux devraient avoir sous la main une petite voix disposée à leur faire comprendre qu’ils ne sont pas infaillibles. C’est exactement l’office que remplit Tanya avec vous.
— Ce qui peut parfois, quand je ne l’écoute pas, prendre une tournure passablement contraignante. De quoi s’inquiète-t-elle donc ?
— De vous et de moi, j’imagine. » Duellos se retourna vers où étaient assises un peu plus tôt les images des autres commandants. « Et de Jane Geary aussi, bien que celle-ci refuse de parler. Malgré tout, elle donne toujours l’impression de ronger son frein, non ? D’aspirer à la gloriole ?
— J’ai remarqué, croyez-moi. » Geary s’assit et fit signe à Duellos de l’imiter. « Détendez-vous. De toute évidence, ce tête-à-tête va tenir lieu de séance de conseils mutuels, bien que nous n’ayons ni l’un ni l’autre demandé à ce qu’il se produisît.
— C’est à cela que servent les amis. » Duellos prit place en soupirant. D’une certaine façon, il faisait plus âgé que la dernière fois où Geary l’avait vu, quelques jours plus tôt.
« Quel est le problème ? demanda Geary. Nous rentrons chez nous.
— Et je devrais sans doute être aussi heureux que possible. » Duellos haussa les épaules. L’incertitude se lisait sur ses traits. « Je suis retourné chez moi durant cette brève période de festivités, après la guerre. Ça m’a fait une drôle d’impression.
— Drôle ?
— Vous n’êtes pas retourné à Glenlyon ?
— Non. Vous imaginez sans doute l’effet que ça me ferait. Kosatka m’a amplement suffi. »
Duellos hocha la tête. « Le héros de légende regagnant sa mère patrie. J’avoue qu’en rentrant chez moi je ne m’attendais pas seulement à ce que ma famille se réjouît, mais aussi à l’entendre louer les exploits de la flotte. “Beau boulot, Roberto.” Ce genre de petites phrases. Rien de vraiment exalté. Juste “Beau boulot”. Mais l’humeur générale était très différente, amiral. Très différente.
— Je ne comprends pas.
— C’est fini. » Duellos s’interrompit pour réfléchir. « C’était plutôt l’effet que ça faisait. C’est terminé. Pas “Hourrah ! on a gagné”. Mais la guerre est finie. Il y a à Catalan une grosse base d’entraînement qui peut former jusqu’à vingt mille conscrits à la fois. Au cours du dernier siècle, Fort Cinque a enseigné à d’innombrables recrues, avec un succès variable, à marcher au pas et obéir aux ordres. Je m’y suis rendu, amiral. Elle était fermée.
— On l’a bouclée ? » demanda Geary. Une telle décision était-elle bien sensée ?
« Non. Ils se sont tout bonnement contentés, le lendemain du jour où ils ont appris que la guerre était finie, de remettre à chaque recrue un billet de retour. Ils les ont fichues à la porte le même jour, puis ils ont viré les instructeurs, les gardes, les gens de la maintenance et ainsi de suite. Le commandant de la base est sorti le dernier, au coucher du soleil, et il a verrouillé la porte derrière lui. » Duellos regarda Geary, le visage indéchiffrable. « En l’espace d’un siècle, des dizaines de milliers d’hommes et de femmes étaient passés par ce fort. Il faisait partie de leur vie, partie de l’histoire. Et, le lendemain du jour où l’on a su la guerre finie, on l’a fermé.
— Ils font cela partout ? demanda Geary.
— Et comment ! On ferme les bases, on démantèle les défenses aussi vite que le permet la paperasserie, on résilie les contrats des militaires, on remballe le matériel ou on le met tout simplement au rebut. Il ne s’agit pas d’une démobilisation ni même d’une réduction des efforts de guerre mais d’un démantèlement total. » Duellos eut un sourire empreint d’amertume. « Nous nous sommes rendus à quelques réunions, mon épouse et moi. Et les gens que j’y ai rencontrés ne m’ont pas demandé ce que j’avais fait mais si je vous avais vu. Et, à part cela, ce que je comptais faire à présent. Maintenant que la guerre est finie et qu’on n’a plus besoin des officiers de la flotte. »
Geary se rappela les soldats des forces spéciales qu’il avait rencontrés sur la station d’Ambaru, à Varandal : eux-mêmes se demandaient ce qu’ils allaient devenir maintenant que leurs unités n’avaient plus l’usage d’effectifs aussi nombreux. Sans doute eût-ce été différent si la guerre avait été plus courte, si elle n’avait duré que cinq ans, ou même dix. Pas assez longtemps pour devenir le mode de vie de ceux qui y participaient. Mais, comme l’avait dit Duellos, certaines existences lui avaient été entièrement consacrées. « Qu’aimeriez-vous faire ?
— Je n’en sais rien, répondit Duellos. Je suis un officier de la flotte. J’ai été élevé dans cette perspective. Je n’ai jamais rien fait d’autre. Je m’attendais à trouver la mort près d’une lointaine étoile, en combattant les Syndics, ou peut-être dans un système stellaire frontalier de l’Alliance en repoussant une de leurs offensives. Si par miracle j’avais survécu jusqu’à ma retraite, je serais rentré chez moi pour regarder d’autres hommes et femmes partir en guerre. Un siècle que ça dure ! Je ne m’attendais pas à ce que ça finît un jour. Nous avions tous cessé d’y croire. » Il brandit la main, les doigts repliés comme s’il tenait un verre, et il porta un toast en guise de salut à Geary. « Et maintenant ils ne veulent plus des officiers de la flotte.
— Pas d’autant d’officiers de la flotte, le reprit Geary. Mais le besoin…
— Non, amiral, le coupa Duellos. Ils n’en veulent pas. Ils sont las jusqu’à l’écœurement de la guerre, d’envoyer au front des jeunes gens et des jeunes femmes qui disparaissent dans sa gueule, de voir rentrer au pays des cadavres mutilés et de la voir engloutir toutes les richesses de leurs planètes. » Il haussa encore les épaules. « Comment le leur reprocher ? Et pourtant, aujourd’hui, tant d’entre nous qui avaient la vocation depuis toujours ne l’ont plus. »