Que répondre ? Geary baissa un instant les yeux en s’efforçant de trouver les mots puis reporta le regard sur Duellos. « Qu’en dit votre femme ?
— Elle est contente de me voir rentrer en vie. Et de savoir que nos enfants n’auront plus à trouver la mort dans une guerre interminable. Mais la mélancolie que m’inspire ce monde devenu méconnaissable, et où je suis devenu obsolète en un clin d’œil, la laisse perplexe. » Duellos secoua la tête avec morosité. « Ça me ronge. Le coût de ce conflit a été effroyable. Mais je ne connais rien à la paix. J’ai été coulé dans le moule de la guerre. Je la hais. J’ai horreur de la mort, de savoir que d’autres encore vont périr, de me retrouver loin de ceux que j’aime, mais… c’est la seule existence que je connaisse. Chez moi, tout le monde aimerait reléguer le plus tôt possible tout cela dans le passé, oublier que c’est arrivé… Mais, s’ils parviennent à effacer les horreurs et les atrocités, ils oublient en même temps les sacrifices, les hauts faits de ceux qu’ils ont envoyés au front. Ils ne veulent plus en entendre parler. Et je ne sais tout bonnement pas ce que je suis censé faire maintenant qu’on n’a plus besoin de moi. »
Geary détourna les yeux pour tenter de réfléchir à ce qu’il devait répondre. « Vous m’en voyez navré.
— Vous n’y êtes pour rien, amiral. Vous avez fait votre devoir. Ce que prédisait la légende. » Il s’interrompit pour scruter attentivement Geary. « Mais la légende n’a jamais dit ce que ferait Black Jack quand il aurait sauvé l’Alliance, n’est-ce pas ?
— Je n’en sais rien. J’ai toujours refusé d’y prêter l’oreille.
— Nous en avons parlé, Tanya et moi. Nous ne nous en étions jamais rendu compte, alors même que nous avons grandi dans cette légende. Elle ne s’achève pas sur un “Et il vécut heureux après…”, ni sur rien de tel. Black Jack nous sauvera tous puis…» Il fixa de nouveau l’amiral. « Elle ne dit rien. Fin de l’histoire. Mais, à présent, nous voici face à la réalité. A-t-on encore besoin de Black Jack ? Combien sont-ils à souhaiter encore sa présence ?
— Je ne tiens pas précisément à être Black Jack, rappelez-vous, répondit Geary. Et vous êtes au courant des mouvements populaires qui tiennent à me voir prendre les commandes à mon retour, débarquer le gouvernement et le “rafistoler”, quoi que ça puisse vouloir dire, ou extirper miraculeusement la corruption et les méfaits qui infestent toutes les formes de pouvoir. C’est cela que veulent les gens.
— Le veulent-ils réellement ? Ils le disent, certes, mais que se passerait-il si l’on vous confiait effectivement cette mission ? Au bout de combien de temps le colosse se retrouverait-il avec des pieds d’argile ?
— Le colosse a toujours eu des pieds d’argile, rétorqua Geary. Ce serait pour moi un immense soulagement si les gens cessaient de croire qu’il me suffirait de mettre les pieds dans le plat pour sauver le monde. Et certainement pas un crève-cœur si je devais me résoudre à… à…»
Il s’interrompit pour remettre de l’ordre dans ses pensées. À quoi exactement ?
« Roberto, reprit-il lentement, vous savez qu’assumer le commandement de la flotte quand elle était piégée par les Syndics ne m’a jamais particulièrement exalté. Et que je n’ai jamais non plus apprécié la légende de Black Jack. Pendant quelque temps, je me suis consolé en me persuadant qu’après avoir ramené la flotte chez elle je me retirerais quelque part pour me… cacher. Partir, tout bêtement, là où personne n’aurait jamais entendu parler de Black Jack. Gagner cette guerre ne m’incombait pas uniquement parce que le gouvernement avait inventé à mon propos un mythe stupide qui faisait de moi le dernier des héros.
— Mais vous avez changé d’avis, affirma Duellos en feignant de plonger le regard dans le vin imaginaire du verre tout aussi imaginaire qu’il faisait encore mine de tenir.
— Tanya m’a fait comprendre que ça m’était impossible. » Geary fixa un instant le pont d’un œil lugubre. « J’étais conscient que ça ne pouvait pas se produire. J’avais une mission à remplir. Mais le gouvernement n’a jamais réellement voulu de Black Jack. Vous le savez comme moi. Il espérait seulement que sa légende inspirerait la flotte et le peuple de l’Alliance. Mais il ne voulait pas d’un héros en chair et en os. Depuis qu’on m’a fait entrer dans la légende, ceux-là mêmes qui l’avaient créée cherchent à s’en débarrasser. »
Duellos le fixa un instant puis, avant de se pencher, fit le geste de reposer son verre de vin fictif. « Et voilà où nous sommes à présent, vous, moi et tous ceux-là dont on n’a plus besoin ou dont on ne veut plus. Étrange coïncidence, non ? qu’on nous ait justement envoyés au fin fond d’un territoire inexploré par le genre humain, à l’occasion d’une expédition dont la dangerosité est littéralement incalculable.
— Oui. Quel hasard, n’est-ce pas ? » Geary sentit ses lèvres se crisper pour ne plus dessiner qu’une mince ligne blanche. « J’avais quelque chose à vous dire.
— Tanya m’en avait avisé. À propos du gouvernement, je crois ?
— Entre autres. QG de la flotte. Agendas secrets. Complots. Plans. Chantiers spatiaux secrets où l’on construit de nouveaux vaisseaux. Et bien d’autres choses encore. » Geary exhala longuement en même temps qu’il s’éclaircissait les idées. « Permettez-moi de vous faire part de ce que je sais, qu’il s’agisse de faits avérés ou de simples soupçons.
— Équitable », admit Duellos. D’un coin de sa cabine, il avait sorti et rempli un verre de vin bien réel, qu’il sirotait à présent d’un air appréciateur. « Fait numéro un ?
— Le premier, donc : le gouvernement de l’Alliance et le QG de la flotte ont voulu lancer un peu trop vite cette expédition, avant que nous ne soyons vraiment parés et aussi pleinement approvisionnés que je l’aurais souhaité. Je suis conscient que de telles inepties se produisent sans arrêt. Pressez-vous et attendez. On reste six mois les bras croisés puis on reçoit l’ordre de tout plier en une semaine. C’est normal. Mais, cette fois, ça m’a paru anormal.
— Tout le monde l’a remarqué, fit observer Duellos. On exige brusquement de nous d’entrer précipitamment en action. Nous ne connaissons cela que trop bien. Mais le faire quand les Syndics frappent à la porte est une chose, tandis que se livrer à des préparatifs de crise quand aucune crise n’est en vue en est une autre. Mais vous étiez aux commandes et nous en avons donc conclu qu’il y avait probablement urgence quelque part. » Il but une autre gorgée de vin. « Fait numéro deux ?
— Le deuxième : à la dernière minute, j’exagère à peine, le QG a tenté de nous reprendre la majorité de notre force d’auxiliaires. Titan, Tanuki, Kupua et Domovoï. Où en serions-nous aujourd’hui s’il ne nous était resté que les quatre plus petits ?
— Mal en point, répondit Duellos. Comment diable avons-nous esquivé cette dernière balle ? Vous êtes-vous contenté d’ignorer cet ordre ?
— Non. L’amiral Timbal a fait remarquer qu’il avait été envoyé en contravention des protocoles requis et qu’il exigeait donc une clarification. Il a transmis une requête dans ce sens, tandis que je décollais avec les quatre auxiliaires en question.
— Il est vital de toujours procéder correctement. Fait numéro trois ?
— Le troisième : on nous a dit à tous, et à moi personnellement à plusieurs reprises, qu’on avait cessé de produire des vaisseaux par mesure d’économie. Mais nous avons la preuve tangible que le gouvernement en fait secrètement construire un nombre appréciable. »