Desjani le fixa en fronçant les sourcils, tout en faisant mine d’ignorer les tentatives désespérées de tous ceux de la passerelle pour paraître optimistes. « Laisser se reposer mon équipage ?
— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient. » Geary était conscient de la rude besogne que les matelots de l’Indomptable avaient abattue pour maintenir tous les systèmes opérationnels avant l’émergence, les tester, les réparer et les améliorer pour parer le croiseur au combat.
« Non, amiral. Aucun. Ils l’ont bien mérité. À tous les matelots et officiers, ici votre commandant. Quartier libre pendant trois heures. Le travail reprendra normalement au terme de ce délai. » Elle relâcha la touche de contrôle du système audio général et, à l’insu de tous, décocha à Geary un clin d’œil discret. « Profitez bien de votre repos, amiral. Je veille au grain.
— Tanya, vous devriez…
— J’ai très bien dormi la nuit dernière. »
Sans doute le « très bien » était-il un poil exagéré, mais il n’allait certainement pas la traiter de menteuse devant ses officiers.
Geary remontait sur la passerelle à peine deux heures plus tard, et constatait sur le trajet depuis sa cabine que de nombreux spatiaux avaient également regagné leur poste plus tôt que prévu.
« Que croyez-vous qu’ils se disent ? demanda Desjani. Je parle des Énigmas. Nous déboulons ici accompagnés de six vaisseaux lousaraignes, en remorquant un supercuirassé vachours qui a visiblement connu des jours meilleurs.
— Ce qu’en tout cas j’espère, c’est qu’ils se rendront compte que nous avons de nouveaux alliés et que nous avons non seulement vaincu les Vachours, mais encore gardé de la bataille un souvenir assez impressionnant », répondit Geary. Il se demanda un instant quel nom les Énigmas pouvaient bien donner aux Bofs. « Chacun de ces deux constats devrait les inciter à négocier sérieusement avec nous. Ensemble, peut-être suffiront-ils à les convaincre de ne plus nous chercher des poux dans la tête.
— Vous n’avez pas l’air d’y croire vous-même, lâcha Desjani en s’adossant à son siège, les yeux rivés à son écran.
— Non, en effet. » Une vieille impression de futilité s’empara de lui. « Le général Charban pense qu’il nous faudra encore sévèrement défaire les Énigmas avant de les persuader qu’ils ne peuvent pas nous vaincre militairement.
— Où un général des forces terrestres aurait-il bien pu acquérir une telle intime connaissance du raisonnement d’une espèce extraterrestre ?
— Je n’en ai aucune idée. D’autant qu’il est encore célibataire », ne put-il s’empêcher d’ajouter.
Desjani ne se retourna même pas et se contenta de lui couler un regard du coin de l’œil. « Les femmes ne sont pas une espèce extraterrestre.
— J’ai dit ça, moi ? Il se passe quelque chose d’important ?
— À part un amiral qui marche sur la corde raide ? Non, amiral. Vous en auriez été informé. » Elle désigna un vaisseau Énigma. « Ce gars-là se rapproche. Il nous verra le premier, en fait. D’un instant à l’autre maintenant. Et, quand nous le verrons réagir dans quelques heures, nous aurons deux-trois indications sur ce que feront ses congénères. »
Geary se massa le menton d’une main, en regrettant de ne pas disposer dès maintenant d’informations plus précises. On pourrait pourtant croire que je me suis désormais habitué à ces retards. Il enfonça une touche du canal de communication interne. « Émissaire Rione ? Général Charban ? Avons-nous reçu des nouvelles des Lousaraignes ? »
Ce fut le docteur Schwartz qui lui répondit. « Je suis seule ici pour le moment, amiral. Nous n’avons rien capté.
— Que leur avez-vous transmis ?
— Un message, dès notre émergence, leur demandant ce qu’ils comptaient faire. Il nous est encore difficile de donner à leurs pictogrammes et leurs symboles une forme dont nous savons qu’elle ne rend compte que de concepts simples. Il y a environ une heure, avant de quitter leur espace, bien entendu, nous leur avions dépêché un autre message pour leur demander s’ils savaient comment allaient réagir les Énigmas, mais ils n’ont pas répondu sur le moment. Nous nous sommes dit que réitérer la question ne pouvait nuire.
— Pas très diplomatique », maugréa Geary.
Schwartz avait dû entendre : « Nous ne savons même pas si nous avons posé la bonne question et nous ignorons tout des protocoles qui président à leurs rapports sociaux. Quand on pose à un homme une question dont il ignore la réponse, la réaction courtoise normale est “Je ne sais pas” ou une phrase équivalente. Pour les Lousaraignes, c’est peut-être tout bonnement le silence.
— Mais nous n’en savons rien ?
— Non, amiral. Rigoureusement rien. » Le docteur Schwartz secoua la tête d’un air contrit. « Traiter avec des extraterrestres imaginaires est bien plus aisé. Ils finissent toujours par réagir comme on s’y attend. C’est du moins ce que tous nos “experts” ont découvert au cours de leur carrière antérieure. Mais les Énigmas, les Vachours et les Lousaraignes persistent à ne pas se couler dans le moule que nous voulons créer. Certains de mes collègues ont le plus grand mal à s’y faire. Ils cherchent à les coucher dans un lit de Procuste au lieu d’adapter ce lit à ce qu’ils sont réellement. Je ne peux guère le leur reprocher. Nous fonctionnons ainsi depuis très longtemps.
— Est-ce pour cette raison, à votre avis, que le général Charban a des intuitions aussi fulgurantes ? Parce que son esprit n’est pas entravé par une existence entière consacrée à chercher à comprendre comment devraient raisonner des extraterrestres ? »
Schwartz parut d’abord interloquée puis pensive. « C’est possible, amiral. Serait-il outrecuidant de ma part de vous faire remarquer que j’ai eu moi aussi quelques intuitions ? »
Geary sourit. « C’est vrai, docteur. Je me félicite de votre présence parmi nous et, dès notre retour dans l’espace de l’Alliance, je veillerai à ce que tout le monde soit informé de votre précieuse contribution à cette mission. »
Schwartz éclata de rire. « Si bien que tous mes collègues me voueront une haine qui restera légendaire ! On voit que vous n’avez jamais vu des universitaires à couteaux tirés. Je ne suis pas certaine que je devrais vous en remercier. Mais je le ferai malgré tout. Si jamais le gouvernement décidait d’envoyer une délégation aux Lousaraignes, j’espère que mon nom serait cité parmi les participants.
— Si j’ai mon mot à dire, vous en ferez partie. »
On n’avait toujours rien reçu des Lousaraignes, dont les vaisseaux se maintenaient fermement sur une trajectoire visant le point de saut pour Pele, quand on vit enfin réagir les Énigmas. « Il se retourne, déclara Desjani. On dirait… Je parie qu’il va adopter un vecteur lui permettant de nous intercepter ou, tout du moins, de frôler une interception de quelques minutes-lumière.
— Une vigie, affirma Geary. Chargée de nous filer pour transmettre des données PRL sur le statut de la flotte et permettre à ses chefs, dans ce système stellaire, d’obtenir plus vite des informations sur notre compte. Ce qu’ont toujours fait les Énigmas chaque fois que nous avons traversé un de leurs systèmes.
— Ça ne veut pas dire qu’ils vont faire s’effondrer le portail, observa Desjani.
— Non. Plutôt le contraire. Ils vont nous observer et s’assurer que nous repartons aussi vite que nous sommes venus.
— Ils tiennent donc à ce que nous allions à Pele, ajouta Desjani, vidant ainsi un nouveau seau d’eau froide sur la tête de Geary, dont le soulagement allait croissant jusque-là.
— Si c’est le cas, ils risquent de le regretter à notre arrivée. »