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Jane pâlit puis rougit. « En quoi ai-je failli à mon devoir ? Dans quelle mission ai-je échoué ? On ne m’a jamais reproché mon intervention à Honneur, que je sache.

— Nul ne pourrait vous la reprocher. Comme je l’ai évoqué dans mon éloge, vous vous êtes comportée selon les plus hautes et belles traditions de la flotte de l’Alliance. Mais, ajouta-t-il avant qu’elle ait eu le temps de reprendre la parole, je n’ai pas à savoir si un de mes commandants peut ou ne peut pas se conduire héroïquement. Ma tâche consiste précisément à tenter de l’éviter. Quand j’y échoue, alors quelqu’un peut effectivement se trouver contraint d’intervenir comme vous l’avez fait. Le hic, capitaine Geary, c’est que vous vous êtes mis martel en tête de faire acte d’héroïsme même quand ce n’est pas nécessaire. Vous voulez devenir une héroïne. Rien n’est plus dangereux pour un vaisseau, un équipage et une flotte qu’un commandant qui aspire au statut de héros. »

Jane le dévisageait. Geary vit pratiquement se fissurer puis s’émietter sa cuirasse de professionnalisme. « Vous… bredouilla-t-elle. Vous êtes Black Jack. Il…

— Je ne suis pas cette figure de légende. Tout ce que j’ai fait, je ne l’ai fait que parce qu’on l’exigeait de moi et parce que je le devais, non parce que je l’avais cherché.

— Tout le monde ne voit pas cela sous cet angle ! » Elle n’avait pas l’air de se rendre compte qu’elle hurlait quasiment.

« Tout le monde ne me connaît pas. J’ai tenté de mieux vous cerner, d’établir avec vous une relation personnelle, mais…

— Pourquoi n’êtes-vous pas retourné à Glenlyon ? On vous y attendait. C’est moi qu’on a reçue à votre place. La petite-nièce tout juste bonne à commander un cuirassé. J’ai dû m’appuyer d’interminables louanges de Black Jack et de mon héros de frère qui avait combattu sous ses ordres ! »

Geary bondit littéralement de son fauteuil, l’estomac noué de colère. « Vous avez combattu sous mes ordres à Varandal, et fichtrement bien. Vous avez fait ce qu’il fallait à Honneur, Jane. Ce qui me chiffonne, c’est que vous prenez les mêmes risques quand c’est inutile. Dites-moi la vérité. Quand vous êtes intervenue à Honneur, songiez-vous à autre chose qu’à ce que vous deviez faire ? »

Jane le fixa un instant, les muscles des mâchoires crispés, puis répondit d’une voix étranglée : « J’étais terrifiée. La seule chose à laquelle je pensais, c’était qu’il n’y avait que ce seul moyen. Je ne croyais pas que les projectiles cinétiques y changeraient grand-chose, mais j’étais désespérée. Et, depuis, alors que tout le monde me félicite de la bravoure avec laquelle j’ai conduit cette charge, je ne revois que la terreur que j’éprouvais. Voilà. Vous vouliez la vérité, vous l’avez. Je ne suis pas une héroïne. Même pas un bon officier. Quand j’ai fait face à cette situation, je crevais de peur. »

Geary la dévisagea à son tour puis éclata de rire. Il vit la stupeur puis une colère bouillante s’afficher sur ses traits. « Jane… je vous en prie… Je ne suis pas… Les ancêtres nous préservent. Que croyez-vous donc que soit le courage ?

— Ne pas avoir peur du danger ! Tout le monde sait ça…

— Eh bien, tout le monde se trompe. » Geary se rassit pour la scruter. « Vous étiez terrifiée ? Savez-vous au moins à quel point je l’étais à Grendel ? Mon vaisseau était mitraillé et se délabrait littéralement sous mes pieds, avec pour seul équipage les cadavres et moi-même, l’autodestruction de son réacteur avait été activée et je n’arrivais pas à mettre la main sur une capsule de survie intacte.

— Vous ne trouviez pas de… ? On ne m’en a jamais parlé.

— Personne ne le sait ! Sauf Tanya Desjani. Et vous maintenant, Jane. Quand j’étais bien plus jeune, mon père m’a dit quelque chose. Nous parlions justement de héros. Je me rappelle avoir lu des récits historiques et lui avoir déclaré que j’admirais ces gens qui n’avaient eu peur de rien au moment d’affronter les plus grands défis. Et mon père a éclaté d’un rire encore plus âpre que le mien tout à l’heure, avant de m’affirmer que courage n’est pas absence de peur. Le vrai courage, la vraie bravoure, c’est de trouver le moyen de faire ce qu’il faut malgré la peur. Je ne l’ai pas cru sur le moment. Pas vraiment. » Geary inspira profondément. « Jusqu’au jour où je me suis retrouvé sur le Merlon et où j’ai ordonné aux survivants de mon équipage de l’évacuer pendant que je continuerais à combattre. Et où, ensuite, je me suis traîné dans une coursive jonchée de débris et de cadavres en cherchant un moyen d’abandonner ce vaisseau agonisant, prêt à exploser d’une seconde à l’autre. »

Jane Geary fixait le pont. « On me l’a dit aussi. Et je n’ai pas cru ces gens non plus. J’ai l’impression d’être une truqueuse.

— Vous êtes humaine, Jane. Et vous êtes aussi un excellent officier quand vous n’essayez pas de donner la preuve de votre héroïsme. Vous l’avez amplement démontré lors de cette charge à Honneur, en ne songeant qu’à faire le nécessaire malgré votre frayeur. » Le croyait-elle ? Impossible de s’en assurer.

Lorsqu’elle reprit la parole, ce fut d’une voix si sourde qu’il l’entendit à peine. « Michael a-t-il eu peur, lui aussi ?

— Quand il a mobilisé le Riposte pour tenir les Syndics en échec et permettre au reste de la flotte de fuir ? Oui.

— Pourquoi ne me l’avez-vous jamais dit ? »

Pourquoi, en effet ? Il comprit brusquement la raison de cette réticence. « Parce que, déclara-t-il lentement, si vous n’aviez encore rien connu de tel, vous dire qu’il avait eu peur aurait pu sonner comme une critique désobligeante au lieu du certificat de courage qu’est en réalité cet aveu. Bon, il est des gens qui s’impliquent tellement dans ce qu’ils doivent faire et se concentrent à ce point sur les gestes consécutifs à exécuter qu’ils n’ont pas le temps d’avoir peur. Tanya Desjani en fait partie. Eux aussi sont courageux, mais d’une manière différente, parce qu’ils noient leur peur le temps de faire le boulot. Mais n’avoir peur de rien ? Les machines seraient alors le courage incarné. »

Jane y réfléchit un instant puis reprit d’une voix ferme : « Que dois-je faire ? »

La réponse était facile. « Redevenez l’officier que j’ai découvert à Varandal. Je n’ai nullement besoin de quelqu’un qui s’efforce de prouver qu’il est Black Jack Geary. En revanche, j’ai besoin de Jane Geary. »

Elle releva les yeux, soutint un instant son regard puis opina. « Je crois me souvenir de cet officier. Elle essayait aussi de prouver autre chose. Ce qu’elle n’était pas.

— Nous nous efforçons tous de prouver quelque chose. Tout le temps. » Geary avança d’un pas et chercha ses yeux. « Jane, nous devons absolument ramener chez nous ce supercuirassé, ce nouvel Invulnérable. Vos cuirassés seront la dernière ligne de défense de ceux qui le remorquent. Ne les laissez pas en plan. Ils auront besoin de vous pour repousser les assauts. »

Elle leva lentement le bras pour saluer. « Si jamais quelque chose passe au travers, ce ne sera pas ma faute. »

Elle mit fin à la communication et Geary continua un instant de fixer l’endroit où s’était tenue son image. Il lui avait de nouveau ordonné de résister jusqu’à la mort. Après cette conversation, il était persuadé qu’elle s’y résoudrait, non pas pour lui obéir mais en raison de ce qu’elle était. Il ne s’en sentirait pas moins coupable si, cette fois, elle mourait en exécutant ses ordres.