— Parfait. Je sais pouvoir toujours compter sur l’Indomptable. » Ces derniers mots en partie au bénéfice des spatiaux qui se trouvaient à portée d’oreille et le retransmettraient à leurs camarades, mais aussi parce qu’il y croyait sincèrement. Et parce que, en parlant de l’Indomptable, il faisait également allusion à son commandant.
Le sourire de Desjani lui apprit qu’elle en était consciente. « Merci, amiral. »
« Dix minutes avant émergence », annonça le lieutenant Castries.
Le menton de Desjani reposait dans sa paume et son coude sur le bras de son fauteuil. « Vous savez ce qui serait bizarre, amiral ? demanda-t-elle.
— Je peux imaginer deux ou trois choses. Qu’avez-vous exactement en tête ?
— Nous voici de nouveau prêts à sortir de l’espace du saut, encore une fois remontés à bloc et prêts au combat, conscients comme d’habitude qu’il va y avoir du suif ou, du moins, qu’il risque d’y en avoir. En l’occurrence, bien sûr, nous en avons la certitude.
— Et c’est cela que vous trouvez bizarre ?
— Non. Ça, c’est normal. Ça l’a toujours été. Ce qui serait bizarre, c’est qu’en arrivant à destination, au moment de quitter l’espace du saut, nous soyons calmes, détendus, et que nous ne nous inquiétions pas de ce qui nous y attend.
— Vous savez quoi ? Il y a du vrai là-dedans, répondit Geary. Je suppose qu’en arrivant à Varandal…» Il s’interrompit tout net en voyant la tête qu’elle tirait.
« Vous ne vous inquiétez tout de même pas de ce qui nous attendra à notre retour dans l’espace de l’Alliance ? s’enquit-elle. Sérieusement ? De magouilles politiques ? D’ordres du QG de la flotte ? De pressions sur Black Jack exigeant de lui qu’il prenne les commandes ? Ou de pressions sur d’autres demandant qu’on l’arrête avant qu’il ne déclenche un coup d’État ? Vous ne vous inquiétez pas de tout cela, au moins ? »
Geary passa plusieurs réponses en revue avant d’en choisir une : « Disons simplement que je suis dans le déni et que je m’efforce de n’y pas songer.
— Ce doit être charmant.
— Ouais. » Il sourit. « Mais réfléchissez à ceci, capitaine Desjani. Si nous nous en sortons, si nous survivons à tous les obstacles que nous devrons affronter avant de regagner Varandal, ce qui nous y attendra nous verra arriver escortés de six vaisseaux lousaraignes et d’un supercuirassé vachours arraisonné. »
Elle lui rendit son sourire. « Surprise ! Non seulement nous sommes revenus, mais nous avons ramené des copains. Ouais, ça peut faire dérailler quelques plans minutieusement échafaudés.
— Cinq minutes avant émergence », annonça Castries.
Le sourire de Desjani s’effaça. « Croyez-vous que les Syndics de Midway s’emploieront à occuper les Énigmas ?
— Je n’en sais rien, déclara Geary en regrettant de ne pouvoir émettre une prédiction plus précise. Tout dépend de ce dont ils disposent dans ce système et de l’intelligence avec laquelle ils s’en serviront. S’ils n’ont pas reçu de renforts, ils n’ont aucune chance contre une flottille Énigma de cette taille. Je ne suis même pas sûr qu’ils continuent à s’appeler eux-mêmes des Syndics. J’ai la très nette impression que les commandants en chef de Midway, certains d’entre eux tout du moins, ne gardaient plus envers le gouvernement central des Mondes syndiqués qu’une assez chancelante loyauté.
— De la loyauté ? De la part de commandants en chef syndics ? Venez-vous réellement d’employer ces mots dans la même phrase. Cette femme avec qui vous avez parlé, vous fiez-vous à elle ? Quel est son nom, déjà ?
— Iceni. Le commandant en chef Iceni. Je ne jurerais pas que je peux m’y fier. Je ne suis pas fou. Mais nos intérêts pourraient coïncider, comme dirait Victoria Rione. »
Ce dernier nom lui valut un regard noir. « J’aimerais assez que vous évitiez de citer cette femme quand vous vous adressez à moi.
— Pardon.
— Une minute avant émergence. » La voix du lieutenant Castries restait calme et professionnelle, mais la tension sur la passerelle augmentait sensiblement.
« Il serait temps de vous intéresser à la partie, confia Desjani à Geary.
— Nous y sommes.
— Boucliers au maximum, rapporta le lieutenant Yuon. Armes parées à tirer. »
Les dernières secondes s’égrenèrent ; il ressentit la désorientation familière assortie de torsions dans les tripes, puis le noir piqueté d’étoiles de l’espace conventionnel se substitua brusquement à la grisaille de l’espace du saut. Ils étaient arrivés à Midway.
Ce qu’ils redoutaient le plus, la clameur des alarmes des systèmes de combat les prévenant de la proximité de l’ennemi, ne se fit pas entendre. Ceux-ci avaient été paramétrés pour mitrailler sans délai tout vaisseau Énigma qui se trouverait au-dessus du point de saut, mais les tirs ne se déclenchèrent pas non plus. Alors même que Geary se secouait encore pour sortir de l’hébétude consécutive à l’émergence, il vit s’allumer sur son écran des symboles représentant des menaces, toutes assez éloignées. L’ennemi ne les guettait sans doute pas au point de saut, mais les Énigmas étaient bel et bien là.
« Que fabriquent-ils ? s’interrogea Desjani.
— Je n’en sais rien », avoua Geary.
Il s’était attendu, il avait même craint que les Énigmas ne filent droit sur le portail de l’hypernet, qui se dressait à près de six heures-lumière de ce point de saut, presque derrière la courbure du système stellaire. S’ils avaient accéléré à 0,2 c ou plus, ils auraient pu l’atteindre en trente heures seulement. Une fois à proximité du portail, leurs deux cent vingt-deux vaisseaux seraient alors en mesure de provoquer son effondrement en un éclair, en détruisant les torons qui maintenaient sa matrice d’énergie en suspension.
Ils auraient aussi pu se diriger vers la planète habitée, qui gravitait autour de son étoile à quatre heures-lumière et demie, pour la pilonner dans un bombardement orbital rapproché, la rendant ainsi inhabitable et anéantissant toute présence humaine à sa surface.
Mais ils avaient opté pour se poster à trente minutes-lumière du point de saut d’où venait d’émerger la flotte de Geary.
« Ils nous attendent, déclara Desjani. Ils savaient que nous arrivions et ils nous guettent pour nous frapper. Pourquoi ne nous ont-ils pas tendu une embuscade comme à Alihi ? »
La réponse vint aussitôt à l’esprit de Geary : « Parce que, s’ils savaient effectivement que nous arrivions, ils n’avaient pas une idée assez précise du moment de notre émergence. Ceux de Hua leur ont envoyé une mise en garde, un message PRL les prévenant que nous retournions à Midway. Ça leur a peu ou prou appris dans quel délai nous allions débarquer, mais pas avec assez d’exactitude pour nous tendre une de leurs embuscades au point de saut. »
Une question restait néanmoins sans réponse et Desjani ne manqua pas de la soulever : « S’ils savaient qu’ils en avaient le temps et que nous ne pourrions pas intervenir assez vite pour les en empêcher, pourquoi donc n’en ont-ils pas profité pour se déchaîner, tout saccager ici et détruire au moins ce qui leur tombait sous la main ? »
Geary reporta le regard du portail de l’hypernet à la planète habitée, puis de celle-ci à l’installation orbitale gravitant autour d’une géante gazeuse à une heure-lumière de l’étoile et, enfin, sur les diverses flottilles syndics éparses dans le système… Qui dois-je tenter de sauver en premier… ? « Enfer !