Iger posa une brève question à quelqu’un qui se trouvait à ses côtés, écouta sa réponse et adressa un signe de tête à Geary. « En effet, amiral. C’est une réelle possibilité. Elle a peut-être été envoyée ici pour rétablir l’ordre dans un système en rébellion ouverte contre le gouvernement syndic de Prime.
— Savons-nous à qui appartient le cuirassé en chantier ? demanda Desjani.
— Oui, commandant. Si l’on en juge par la teneur générale des messages, il relève des autorités de la planète. »
Desjani se fendit d’un petit rire. « Il ne s’agit donc pas d’un combat tripartite, mais bien de quatre camps. Le nôtre, celui des Énigmas, celui des Syndics et celui des rebelles. Il nous suffit de deviner comment vont réagir les trois autres.
— Je sais au moins ce que fera Boyens, dit Geary en indiquant la flottille syndic proche du portail. Quand il était notre prisonnier à bord de l’Indomptable, il m’a paru un homme résolu et calculateur. Avant d’agir, il s’efforçait toujours de déterminer où chacune de ses actions pouvait le conduire, et il préférait malgré tout attendre de voir comment se comporteraient les autres. On l’a certainement dépêché ici avec l’ordre de mater les rebelles du système. S’il se mêlait de notre combat contre les Énigmas, ses vaisseaux risqueraient d’être endommagés ou détruits, ce qui lui compliquerait la tâche, voire la lui rendrait impossible. Il restera donc sur la touche près du portail de l’hypernet et attendra que nous ayons vaincu les Énigmas. Dès que nous l’aurons emporté, il fondra sur les rebelles, lesquels auront sans doute perdu des vaisseaux dans la bagarre, et reprendra le contrôle de Midway. Pour lui, ce serait coup double.
— Qu’en est-il des rebelles, amiral ? demanda Iger. N’auraient-ils pas intérêt à éviter aussi de se laisser impliquer dans cette bataille et de garder leurs forces pour combattre Boyens ? »
Desjani poussa un grognement de dérision. « Attaquons-le. Ça ressemble bien aux Syndics, non ? Il va se contenter d’énumérer nos abattis pendant que les Énigmas et nous nous entretuerons.
— Les rebelles devront se joindre à nous en cas de besoin, déclara Geary, s’attirant un regard sceptique de Desjani. Si nous perdons, ils ne devront pas seulement affronter Boyens, qui cherche à les ramener dans le giron des Syndics…
— Ce qui, indubitablement devrait occuper des pelotons d’exécution pendant des semaines, intervint Desjani.
—… mais aussi les Énigmas, qui, autant que nous le sachions, veulent les exterminer.
— L’argument est solide, concéda-t-elle.
— Peut-être misent-ils aussi sur notre reconnaissance, suggéra Iger. Raison de plus pour les soutenir dans leur combat contre la flottille des Mondes syndiqués. »
Geary s’adossa à son fauteuil pour réfléchir aux options qui s’offraient à lui. Tout le monde patientait. Les secondes s’égrenaient. Il sentait chacun s’efforcer de ne pas le fixer. « Nous sommes arrivés il y a vingt minutes, finit-il par déclarer. Dans dix autres, la flottille Énigma sera informée de notre émergence. Elle est là-bas et espère nous anéantir. Je m’attends à ce qu’elle accélère et fonce droit sur nous pour engager le combat dès qu’elle nous verra. »
Desjani opina. « Entièrement d’accord. Où allons-nous, alors ?
— À sa rencontre, commandant. Pour lui botter le cul et la renvoyer si violemment dans son territoire qu’elle ne pourra s’arrêter de pédaler qu’en atteignant Pandora. »
Il savait que ses dernières paroles feraient le tour de la flotte, du moins du détachement qui se trouvait déjà à Midway, et, à entendre les hurlements qui se répercutaient à travers tout l’Indomptable, qu’elles seraient accueillies favorablement. « À toutes les unités, accélérez jusqu’à 0,15 c. Exécution immédiate. »
Geary appela ensuite le général Charban. « Général, ce message que vous avez pondu, proposant aux Énigmas un accord selon lequel nous leur ficherions la paix s’ils nous laissaient tranquilles… transmettez-le à cette flottille. Je ne m’attends pas à ce qu’ils acceptent notre offre, mais je veux au moins tenter le coup. »
Charban acquiesça avec contrition. « Je crois qu’ils ont besoin de recevoir encore au moins une leçon inoubliable, leur faisant bien comprendre qu’ils n’arriveront à rien avec nous par la force. Je l’envoie sur-le-champ, amiral, et je vous tiendrai informé de leur réponse dès qu’elle me parviendra, s’il y en a une. »
Geary réactiva la fenêtre du lieutenant Iger, qui attendait encore. « Lieutenant, efforcez-vous d’en découvrir le plus possible sur la situation qui règne dans ce système stellaire. Confirmez-moi l’identité des dirigeants réels, cherchez à savoir ce qu’ils ont fait et à apprendre tout ce qui pourrait influer sur mes décisions. »
Iger salua puis son image disparut.
Alors que les unités de propulsion principales des croiseurs de combat, croiseurs légers et destroyers du détachement s’allumaient, Geary vit s’ouvrir devant lui une autre grande fenêtre virtuelle. Elle ne laissait voir que du texte qui, lorsqu’il l’examina brièvement, semblait provenir d’une sorte de document officiel. Une voix se mit à psalmodier des mots en même temps qu’ils étaient surlignés : « Le règlement de la flotte exige des stocks de cellules d’énergie d’un vaisseau qu’ils ne tombent jamais en dessous de soixante-dix pour cent en opération, afin de pouvoir disposer de réserves d’énergie suffisantes dans toute situation critique. Toute unité dont les stocks tomberaient au-dessous de ce plancher devra sans délai…»
Geary trouva finalement la touche de dérogation et l’enfonça. La voix se tut. Puis reprit.
Il enfonça la touche derechef.
La voix fit une troisième tentative et, ce coup-ci, Geary maintint la touche enfoncée. Une fois bien certain que la sous-routine installée par le QG dans les systèmes de la flotte était définitivement réduite au silence, il consulta les relevés et constata qu’après la traversée fulgurante du système de Pele les stocks de cellules d’énergie de ses destroyers avaient atteint ce palier de soixante-dix pour cent ou s’en approchaient très vite.
« Un problème ? demanda Desjani d’une voix tendue, appréhendant une nouvelle rébellion des communications de Geary.
— Staphylos bureaucratiques, expliqua Geary en se servant du jargon de la flotte désignant les sous-routines comminatoires implantées dans les systèmes pour renforcer les règlements et exigences du QG. Les réserves de cellules d’énergie sont en train de tomber à soixante-dix pour cent.
— Oh non ! s’exclama hypocritement Desjani. Qu’allons-nous faire ? Reporter le combat ? Demander aux Énigmas de patienter jusqu’à ce que nous soyons prêts à nous battre en concordance avec les règlements de la flotte ?
— Non. » Geary appuya sur quelques touches de son unité de com. « À toutes les unités, ici l’amiral Geary. J’assume la pleine responsabilité des niveaux où sont tombées les cellules d’énergie de tous les vaisseaux de la flotte. Vous avez l’ordre exprès, enregistré officiellement, de poursuivre les opérations.
— Vous risquez la cour martiale, vous savez ça ?
— Il paraît. »
La soudaine irruption de l’image de l’émissaire Rione, qui gagna à grandes enjambées le siège de Geary et se planta du côté opposé à Desjani, lui interdit de poursuivre. « Que comptez-vous faire ? demanda Rione.
— Vaincre les Énigmas, répondit Geary sur un ton aussi tranchant que sa réponse était succincte. Ce qui me paraît nécessaire.