« N’avez-vous rien laissé entendre que cette présidente Iceni aurait pu déformer en une assurance selon laquelle Black Jack serait prêt à les défendre contre leur propre gouvernement ? demanda Rione.
— Non. Je n’ai rien promis de tel. » Elles le scrutaient. « J’ai accepté, à bon escient, de ne pas déclarer publiquement que je ne les défendrais pas contre de pareilles menaces. »
Desjani le fixait d’un œil noir. « Je n’aurais jamais dû vous laisser parler seul à cette femme. »
Mais Rione semblait songeuse. « Un vague engagement sans promesses concrètes ? Je suis très impressionnée, amiral. Ça pourrait nous être utile.
— Oh, magnifique ! s’exclama Tanya. Vous avez maintenant son approbation. Est-ce que ça ne vous en apprend pas très long sur votre erreur ? »
Geary brandit une paume comminatoire. « Plus tard. Je dois répondre à ces deux personnages. Quand ils recevront notre réponse, ils auront vu que nous avons mis la majeure partie de la force Énigma hors de combat, mais aussi qu’un bombardement cinétique les vise.
— Il y a beaucoup d’eau et très peu de terres sur cette planète, fit remarquer Desjani, de nouveau morose. Même si les tirs des Énigmas rataient leurs cibles terrestres, elles déclencheraient de méchants raz de marée qui submergeraient toutes ces îles. À votre place, je leur conseillerais d’évacuer autant que possible la planète, de placer une bonne partie de la population en orbite et le reste en altitude, du moins s’il existe des montagnes. Mais, connaissant les commandants en chef syndics, ils veilleront sans doute à se mettre à l’abri dans un endroit sûr, d’où ils pourront voir crever leurs concitoyens. »
Geary faillit demander à Desjani comment elle pouvait prédire avec tant de précision les conséquences d’un bombardement planétaire, mais il se retint à temps. L’Alliance avait parfois adopté de telles tactiques, destinées à saper le moral ennemi en même temps qu’à détruire des cibles civiles en les pilonnant sans discrimination. Cette stratégie n’avait jamais opéré par le passé, du moins pour l’Alliance, mais elle n’avait été que trop longtemps suivie. Et Desjani était déjà un officier de la flotte à l’époque de ces bombardements. Ils n’en parlaient jamais, mais Geary savait qu’ils s’étaient produits. Mieux valait ne pas faire de commentaires à cet égard.
Il préféra se concentrer sur la dernière partie des prédictions de Tanya. « Iceni n’a pas fui la dernière fois que les Énigmas ont attaqué Midway, rappelez-vous. Elle est restée sur place, alors même que les Énigmas, avant notre apparition, semblaient sur le point de piétiner tout ce système stellaire. Elle est ainsi. Que pensez-vous de ce Drakon ? »
Desjani eut un geste agacé. « Il avait l’air de quelqu’un de solide. Pas d’un commandant en chef syndic, je veux dire.
— C’est aussi mon impression. D’un professionnel, d’un homme peu disposé à déserter son poste.
— Comment est-il devenu commandant en chef ?
— Je n’en sais rien, répondit Geary. Vous avez raison, nous ne devons pas l’oublier. Je vais néanmoins leur prêter les plus grandes qualités, car ça ne saurait nous nuire pour l’instant. Nous ne pouvons qu’assister à leurs réactions. »
Rione opina, l’air sombre. « Ce monde sera-t-il encore habitable après ces frappes ?
— Tout dépend d’où elles atterriront. » Geary inspira profondément, expira lentement, enfonça quelques touches et prit la parole. « Ici l’amiral Geary. Nous avons fait notre possible pour éliminer la flottille Énigma, mais quelques-uns de ses vaisseaux ont réussi à passer et à lancer un bombardement cinétique visant votre planète habitée. Nous allons continuer de les pourchasser, mais nous ne pouvons pas arrêter ces cailloux. Je vous prie de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité de votre population. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »
Ne restait plus, cela fait, qu’à observer les trajectoires des vaisseaux et des projectiles cinétiques fondant sur leurs cibles ; Geary étudiait d’un œil morne les trois flottilles syndics ou ex-syndics en se demandant ce qu’il ferait à la place de leurs commandants. « S’ils se débrouillaient correctement et coordonnaient les manœuvres de ces deux croiseurs lourds proches de la géante gazeuse, ils pourraient contraindre les Énigmas à relever le gant en les défiant d’atteindre le cuirassé ou la planète habitée. »
Desjani secoua la tête. « En théorie, assurément. Mais ils ne sont pas assez doués.
— Ils devront l’être s’ils veulent survivre. Nous ne pouvons pas nous attarder ici. Ceux qui, après notre départ, resteront sur place pour les défendre devront savoir combattre intelligemment ou ils seront écrasés.
— Vous ne pouvez pas leur enseigner vos tactiques, fit observer Desjani. Hormis le fait que nous ne pouvons pas traîner dans ce système pendant des mois, apprendre à des Syndics des méthodes de combat efficaces l’afficherait mal.
— Ce ne sont plus des Syndics, manifestement.
— Comment pouvez-vous en juger ? Je conviens qu’ils devront tous se battre mieux que le commandant syndic moyen, amiral, mais vous ne pouvez pas le leur apprendre. La flotte et le gouvernement déchaîneraient un enfer si Black Jack en personne divulguait ses secrets à des gens qui portent encore l’uniforme syndic, même s’ils se présentent désormais sous un autre nom. »
Geary se contenta d’opiner, conscient qu’ils avaient raison l’un et l’autre. Comment pouvait-il aider ces gens à se défendre ?
Pourvu, bien sûr, qu’il restât quelque chose à défendre.
« Amiral ? » Le général Charban était monté sur la passerelle et pointait un doigt interrogateur sur l’écran de l’observateur. « Que font les Lousaraignes ? »
Geary n’avait pas pris la peine de s’inquiéter d’eux depuis qu’ils s’étaient soustraits aux hostilités. « Ils se trouvaient au-dessus du plan du système et plus près de l’étoile, puisqu’ils n’ont pas rebroussé chemin comme nous pour engager le combat avec les Énigmas, répondit-il en scrutant son propre écran. Et maintenant ils sont… Que diable fabriquent-ils, au nom des vivantes étoiles ? »
Desjani lui jeta un regard inquiet puis concentra à son tour son attention sur la position et les manœuvres de ces extraterrestres. « Ils… visent une interception avec le bombardement Énigma, déclara-t-elle d’une voix incrédule. D’après nos systèmes, ils pourraient y parvenir puisqu’ils sont plus proches de l’intérieur du système stellaire que la position de lancement des Énigmas, et qu’ils disposent d’une accélération supérieure à la nôtre.
— Pourquoi ? s’enquit Geary. À quoi bon tenter d’intercepter un bombardement cinétique ? Ces projectiles se déplacent trop vite et sont trop petits pour permettre une solution de tir efficace.
— Pour nous autres », rectifia Desjani. Un éclair de compréhension brilla dans ses yeux. « Les vaisseaux lousaraignes sont plus rapides et maniables que les nôtres, amiral. Ils se trouvaient là où il fallait pour intercepter un bombardement cinétique des Énigmas. S’ils réussissaient à se placer derrière les cailloux, à réduire leur vélocité relative à la vitesse d’engagement et à manœuvrer pour se mettre en position adéquate, ils pourraient théoriquement, selon nos systèmes, leur porter des coups assez cinglants pour dévier leurs trajectoires. »
Rione regardait droit devant elle, bouche bée de stupéfaction. « Ils interviennent. Ils refusent de nous aider à vaincre les Énigmas ou à défendre nos vaisseaux, mais ils vont tenter de protéger notre population civile !
— Vous disiez qu’ils se trouvaient en bonne position pour réussir cette interception, dit Charban en s’adressant à Desjani.