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C’était sans doute délibéré, en prévision d’une telle intervention.

— Pourquoi diable faut-il qu’ils soient si moches ? s’exclama Desjani d’une voix dépitée.

— J’ai la conviction, de plus en plus fermement ancrée, qu’ils doivent penser exactement la même chose de nous, répliqua Charban en souriant. Ils savent que les gens d’ici sont ou, plutôt, ont été nos ennemis, et nous voir si disposés à combattre pour les défendre a dû les impressionner. C’est peut-être même ce qui les a décidés à entrer en action. En dépit de toutes nos différences, c’est là un point de compréhension mutuelle.

— Bizarre, lâcha Geary. Apparemment, nous avons beaucoup de points communs avec les Lousaraignes, dont l’espèce est pourtant, de toutes celles que nous avons déjà rencontrées, la plus éloignée physiquement de la nôtre. Les deux autres, tant Énigmas que Vachours, nous ressemblent peut-être davantage, mais leurs processus mentaux nous sont plus étrangers encore que ceux des Lousaraignes.

— Nul n’a jamais promis que l’univers serait aisément déchiffrable, lâcha philosophiquement Charban. Ni qu’il correspondrait à nos attentes plutôt que de les remettre en cause.

— Dix-neuf minutes avant interception du bombardement cinétique par les Lousaraignes, rapporta Desjani. Regardez ! Leurs vaisseaux ne sont plus en formation. Ils ajustent leur trajectoire pour se placer derrière les amas de cailloux largués par les vaisseaux Énigmas. »

À l’attente résignée et quelque peu abattue qui régnait un instant plus tôt s’était substituée une grande tension. Geary regardait converger les trajectoires des cailloux et des vaisseaux lousaraignes, dont les courbes s’infléchissaient régulièrement vers un contact imminent, non sans se demander si ses « alliés » sauraient résoudre un problème d’une telle complexité.

« Magnifique, souffla Desjani en voyant subtilement s’altérer la trajectoire incurvée des vaisseaux lousaraignes. Même leurs manœuvres sont grandioses.

— Nos systèmes estiment à deux minutes le délai dans lequel leurs vaisseaux arriveront à portée de tir », annonça le lieutenant Yuon.

Geary vérifia les distances : douze minutes-lumière séparaient encore les vaisseaux lousaraignes de la position où ils pourraient intercepter le bombardement. Quel qu’en ait été le succès rencontré, l’affaire était peut-être déjà dans le sac, conclue alors même que les bâtiments de l’Alliance n’en avaient pas encore vu la couleur.

Le silence régnait à présent sur la passerelle ; chacun fixait son écran. Geary s’aperçut qu’il s’efforçait même de respirer sans bruit, comme si le plus léger frémissement risquait de perturber des événements qui se déroulaient à si grande distance. L’instinct, héritage des chasseurs d’un lointain passé vivant sur une planète incroyablement éloignée, continuait, même parmi les étoiles, de lui dicter inconsciemment ses réactions.

« Quand saurons-nous ? » demanda Rione d’une voix blanche sans quitter son écran des yeux. Si bas qu’elle se soit exprimée, sa question avait résonné assez fort pour briser le sortilège de silence qui pesait sur la passerelle.

« Encore trois minutes avant de voir quelque chose », répondit le lieutenant Yuon.

Ce furent trois très longues minutes ; puis, dès que les premières images de l’événement leur apparurent, plusieurs hoquets étouffés se firent entendre en même temps. « Regardez-moi ça ! s’exclama Desjani, les yeux brillant d’admiration. Ils se sont placés à la perfection. Juste derrière leurs cibles, sans que rien ne puisse dévier leurs tirs et en maintenant une vélocité relative aussi basse que possible !

— N’empêche qu’ils ne disposent que d’une très brève fenêtre de tir avant que ces cailloux ne leur échappent. » Geary regardait les tirs fuser des vaisseaux lousaraignes en priant pour qu’ils fissent mouche, tout en restant conscient que, quoi qu’il en fût, ces événements étaient déjà vieux de dix minutes.

« Un, deux, quatre, sept », comptait à voix haute le lieutenant Yuon à mesure que les systèmes enregistraient des projectiles cinétiques arrachés à leur trajectoire initiale par les frappes de Lousaraignes. « Douze, dix-neuf, vingt-six, trente-huit. »

Geary ne quittait pas le spectacle des yeux. Trente-huit cailloux détournés sur soixante-douze.

« Cinquante et un », enchaîna Yuon. La cadence des tirs se faisait sans doute plus rapide maintenant que les Lousaraignes amélioraient position et visée, mais les cailloux prenaient régulièrement du champ et ne tarderaient pas à se retrouver hors de portée. « Soixante, soixante-quatre, soixante-huit, soixante-neuf.

— Allez ! cria Geary. Les trois derniers !

— Soixante-dix… soixante et onze. »

Les six vaisseaux lousaraignes vomissaient leurs missiles aussi vite qu’ils le pouvaient, mais il crevait les yeux que leurs tirs perdaient spectaculairement en précision à mesure que la portée grandissait. La passerelle était de nouveau retombée dans le silence, et tous les regards étaient rivés sur le symbole représentant le dernier projectile cinétique qui fondait sur la planète habitée.

« Malédiction ! marmonna Desjani.

— Il leur reste une petite chance », fit Geary.

Le tir de barrage s’interrompit brusquement et il sentit ses tripes se nouer. Si près du succès… Mais les Lousaraignes avaient visiblement renoncé…

Une unique langue de feu jaillit des vaisseaux lousaraignes, chaque arme se déchargeant simultanément sur la position occupée par l’ultime projectile cinétique qui filait devant eux.

« Soixante-douze », laissa tomber le lieutenant Yuon d’une voix entrecoupée.

Desjani éclata de rire puis regarda Geary comme si elle allait lui sauter au cou, avant de se résoudre à lui cogner légèrement l’épaule du poing. « Merci, ô mes ancêtres, et merci à vous, Lousaraignes !

— Madame l’émissaire, général Charban, veuillez transmettre nos plus profonds et sincères remerciements aux Lousaraignes », demanda Geary. De soulagement il sentait ses genoux flageoler.

Mais Rione, à la différence de tout le monde sur la passerelle, affichait une expression soucieuse. « Et si les Énigmas tiraient une autre salve ?

— Les Lousaraignes sont mieux que jamais positionnés pour l’intercepter, la rassura Geary. Ils auraient encore moins de mal à viser ces nouveaux cailloux. Nous devons encore nous inquiéter d’éventuelles attaques des Énigmas sur d’autres cibles, mais, tant que les Lousaraignes s’interposeront entre eux et la planète, aucun bombardement cinétique ne pourra la toucher. »

Les senseurs de la flotte avaient continué d’afficher les trajectoires des soixante-douze cailloux, mais elles n’étaient plus légendées d’un symbole DANGER et s’écartaient désormais de la planète habitée.

« Un à zéro pour la diplomatie », laissa tomber le général Charban.

La réflexion arracha un sourire à une Desjani toujours hilare : « Je veux y voir un grandiose retour d’investissement sur une caisse de ruban adhésif, général.

— Commandant, ces vaisseaux Énigmas procèdent à de très importants changements de vecteur », prévint le lieutenant Castries.

Tous les regards se reportèrent sur les écrans. « Bravo de veiller au grain pendant que vos supérieurs s’attendrissent, le félicita Desjani. Ils sont douze.

— Les mêmes douze qui ont déclenché le bombardement cinétique », confirma le lieutenant Yuon.

Revenant sur la multitude serrée de vaisseaux de l’Alliance qui les pourchassaient, eux comme leurs camarades, les douze vaisseaux Énigmas plongeaient à présent très bas sous le plan du système. « Une course suicide ? avança Geary. Vont-ils encore tenter d’éperonner les auxiliaires ou les transports d’assaut ? »