— Mais, Jack… (N’est-il pas capable de se voir comme je le vois ?) tu peux y arriver, tu as…
— C’est chouette de se savoir placé par sa petite amie sur un piédestal. Mais est-ce que ça suffit à payer un loyer de quinze cents dollars par mois ? Qu’est-ce qu’on fait si je balance tout en voulant m’attaquer à Howards ? On ouvre un boxon, et on te met en prime devant la porte ?
— Jack…
À nouveau, le carillon du vidphone les interrompit.
— Si c’est Morris, je vais lui dire d’aller…
Elle vit son visage se figer brusquement en un masque calculateur, et un frisson glacé la parcourut quand elle reconnut sur l’écran la face de reptile exerçant son terrible pouvoir de vie et de mort de Benedict Howards.
— Satané imbécile ! Espèce de faux jeton inconscient ! s’époumona Howards, et Sara, terrifiée par le cri de haine et de rage lancé à la gorge de Jack par celui qui avait le pouvoir de les précipiter, par le secret qu’il détenait, dans l’abîme éternel où Jack et Sara Barron seraient anéantis, était véritablement pétrifiée comme un oiseau devant un serpent venimeux. Mais le mortel enchantement se rompit lorsque Jack répliqua :
— Écoutez, Bennie, j’ai eu une journée harassante et je ne suis pas d’humeur à écouter vos divagations. Ce numéro n’est pas dans l’annuaire pour des raisons évidentes, et si j’ai autorisé Vince à vous le donner ce n’est pas pour vous entendre hurler dans mes oreilles comme un babouin au cul rouge affligé d’hémorroïdes sanglantes. Si vous avez quelque chose à me dire, prenez une grande inspiration, comptez jusqu’à dix, allumez une Acapulco Gold et parlez calmement ou je vous raccroche au nez et je mets mon vidphone sur « pas libre ». Vu ?
Pendant le long moment de silence qui suivit, Sara sentit l’intensité du conflit opposant la volonté des deux hommes et lut dans l’image grandeur réduite, contractée par la rage, de Benedict Howards, que c’était Jack qui était le plus fort et qu’ils le savaient tous les deux.
— C’est bon, répondit finalement Howards d’une voix froide comme de l’acier. Je vais faire comme si je parlais à un être humain doué de raison et non pas à un fou délirant. Un être rationnel doit savoir à quoi il s’expose en doublant Benedict Howards. Je croyais que nous étions tombés d’accord. Vous deviez me tirer d’affaire, et au lieu de cela vous…
— Une minute, qui est-ce que vous accusez de vous doubler ? Je ne vous ai rien promis du tout, j’ai simplement accepté de ne pas enfoncer le couteau jusqu’au bout, comme j’aurais pu le faire. Ne vous ai-je pas donné une chance de parler de vos recherches ? Ce n’est pas ma faute si vous n’êtes pas un professionnel comme moi. Vous aviez l’occasion rêvée d’expliquer au monde que la Fondation progresse à pas de géants vers l’immortalité, mais le show-business n’est pas votre fort. D’ailleurs, à bien y repenser, vous avez réagi curieusement – presque comme si vous aviez quelque chose à cacher…
— Peu importe tout ça, fit Howards froidement. Nous avons une affaire à mener à bien, si vous vous souvenez. Vous m’avez déjà coûté Dieu sait combien de voix au Congrès, avec cette dernière histoire, et il est grand temps de…
— Pas au vidphone, interrompit Barron. Dans mon bureau. Demain 14 heures.
— Écoutez, Barron, vous m’avez couillonné suffisamment longtemps. On ne s’amuse pas avec Benedict How…
Jack laissa entendre ce en quoi Sara reconnut un rire calculé :
— D’accord, Bennie, puisque vous insistez. Naturellement, je préfère vous prévenir que je ne suis pas seul.
Il regarda Sara ; elle perçut un monde derrière son regard, un monde étranger de pouvoir et de ruse où s’affrontaient Jack et Howards. Et avec un frisson de peur, elle se demanda si Jack savait lire ce qui se passait dans ses yeux à elle, s’il y voyait Howards tapi, tirant des ficelles qu’elle ignorait. (De quoi étaient-ils en train de parler ? De se vendre à Benedict Howards ? Dans ce cas, je ne suis qu’un atout de sécurité dans le jeu d’Howards ?)
— Quoi ? hurla Howards. Vous vous fichez de moi ? Vous voulez notre perte à tous les deux ? Qui…
— Du calme, Bennie, fit Jack. Ce n’est que mon ex-et-future-épouse, Sara Westerfeld née Barron née Westerfeld. On ne garde pas longtemps un secret pour sa petite amie – du moins, ajouta-t-il avec un petit rire de fausset, pas aussi longtemps qu’elle ne garde un secret pour vous.
Sara connut un instant de pure panique. Est-ce qu’il sait ? se demanda-t-elle. Est-ce que l’homme-reptile lui a tout raconté ? Ou va-t-il tout lui dire pour m’utiliser comme une arme ? Si j’avouais tout à Jack, tant qu’il en est temps ? Non, trop tôt ! trop tôt !
Mais Howards eut un sourire glacé qu’elle savait adressé à elle :
— Loin de moi l’idée de me mêler de vos affaires de cœur, dit-il avec un sarcasme qui transperça Sara, lui rappela le pouvoir qu’il détenait de la détruire à travers Jack, et Jack à travers elle. C’est bon, à demain dans votre bureau. Je prendrai l’avion cette nuit. Et… mes hommages à Sara Westerfeld. (Puis Howards raccrocha.)
Lorsqu’il se tourna vers elle, Jack vit l’hésitation de son propre regard reflétée dans celui de Sara. Elle sentait monter en elle la tension de la dissimulation, comme une bulle demandant à être crevée. Tout lui dire… Mais est-ce bien le moment ? Jouera-t-il le jeu de Jack et Sara si… ? Ou est-ce que cela signifiera la fin pour l’éternité de tout ce qu’il y a jamais eu entre nous ? L’éternité… Un bien grand mot, et un enjeu plus grand encore.
Elle décida que le choix appartiendrait à Jack et pas à elle. S’il lui racontait tout, s’il lui disait qu’Howards lui proposait une place dans ses Hibernateurs, elle saurait qu’il était prêt et elle lui dirait ce qu’était Howards réellement, et ensemble ils le détruiraient…
— De quoi était-il question ? demanda-t-elle d’un ton innocent, consciente de ce que la réponse qu’il allait faire était suspendue comme un poignard au-dessus de leur vie, au-dessus de tout ce qu’ils avaient été ou seraient… pour l’éternité.
Jack hésita, elle le sentit troublé par la décision à prendre, mais quand il parla l’intensité angoissée du moment fut écartée, comme une visite chez le dentiste remise à plus tard, et elle vit tomber dans son regard l’écran repoussant l’heure de vérité mortelle que chacun d’eux en son for intérieur savait sur le point d’arriver bientôt.
— Je ne le sais pas encore très bien pour l’instant, dit-il, mais j’espère le découvrir demain. Et… tu dois me faire confiance, Sara, je ne peux rien te dire maintenant.
Au plus profond d’elle-même, elle poussa un soupir de soulagement tout en ayant conscience du réseau de mensonges et de lâchetés qui les unissait ironiquement. Mais elle savait que ce lien de dissimulation ne durerait que jusqu’au lendemain, car après la visite de Howards à Jack il y aurait entre eux ou bien la vérité… ou bien rien.
« Oui, monsieur Barron, entendu, monsieur Barron, vous me faites chier, monsieur Barron », murmura Jack entre ses dents en tripotant le paquet d’Acapulco Golds posé sur son bureau comme une tentation sardonique. Cette fichue Carrie, je comprendrais qu’elle quitte son boulot, ou demande au réseau de la transférer autre part. Ce n’est ni ma faute ni la sienne. Mais non, il faut que cette garce reste plantée là, avec son sourire professionnel à manger de la merde. Par amour ou par sadisme ? Ou peut-être attend-elle que je la fiche à la porte ? Dans ce cas, Carrie chérie, tu peux te brosser.