Il tapota le bout d’une cigarette, la planta dans sa bouche, l’alluma puis joua avec la fumée de marijuana, la faisant rouler au fond de sa gorge sans l’inhaler, se demandant si cela valait le coup d’avoir la grande explication avec Howards en pleine vape.
La douce fumée promettait un refuge contre les Luke, Sara, Carrie et compagnie, qui s’agitaient pitoyablement autour de lui pour des enjeux stupides, en croyant que Jack Barron allait se prêter à leurs machinations mesquines.
Mais quelque chose le retenait, qu’il était incapable d’identifier, et il se sentait tracassé. Qu’est-ce qui est plus grand que la Présidence des États-Unis, se demanda-t-il. Qu’est-ce qui est plus grand que cinquante milliards de dollars ? Il y a quelque chose, je le sens comme un junkie flaire à des kilomètres de là la voiture des flics qui viennent perquisitionner chez lui. Il y a quelque chose, je ne sais pas quoi, ou alors Bennie est complètement sonné d’agir comme il le fait. Et avec les cartes que je détiens, ça pourrait se révéler très intéressant.
Oui, mais les cartes qu’il détenait, justement, avaient l’air trop imbattables pour être honnêtes. Se pourrait-il que Bennie fût si mauvais, et moi si bon ? Non, Bennie sait quelque chose que je ne sais pas, tout repose là-dessus, c’est une carte qui peut apporter la victoire à quelqu’un, mais comment savoir qui si j’ignore de quelle carte il s’agit ?
Tout ce qui est certain, c’est que l’enjeu est assez gros pour avoir fait caner Howards alors que je lui donnais l’occasion de marquer des points à la télévision, assez gros pour lui flanquer une verte trouille quand il s’est vu sur le point de déballer le morceau, et surtout… assez gros pour l’avoir fait sortir de ses gonds au départ. Et avec un reptile comme Howards, il faut le faire.
Barron écrasa le clope dans le cendrier. Aujourd’hui pas d’herbe, se dit-il. Aujourd’hui le champion tente le grand prix, et il a intérêt à avoir la tête sur les épaules quand Bennie…
— Monsieur Barron, Mr Benedict Howards est ici et désire vous voir, fit la petite voix glacée de Carrie à l’interphone.
— Dites à Mr Howards d’entrer, miss Donaldson, merci, miss Donaldson, allez vous faire foutre, Miss Donaldson répondit Barron en prononçant les derniers mots sur le même rythme mais après avoir coupé l’interphone.
Howards s’engouffra dans la pièce, laissant tomber sur un coin du bureau une mallette bidon sans aucun doute bourrée de documents bidons, et s’assit aussitôt et sans dire un mot, comme un diplomate soviétique arrivant à la énième session de la Conférence de Genève sur le Désarmement. En cet instant, Barron eut de Benedict Howards une vision qu’il n’avait jamais eue avant : celle d’un efficace spéculateur texan sorti de ses plaines stériles avec des trous plein les poches, qui avait réussi à force de luttes et d’obstination à se hisser au point où ses cinquante milliards exerçaient un pouvoir de vie et de mort sur ses deux cent trente millions de concitoyens et où il posséderait corps et âme le prochain Président des États-Unis. La partie allait être dure, et Barron le savait.
Mais Bennie le sait aussi, se dit-il tandis que Howards l’observait de ses yeux de basilic, attendant qu’il fasse le premier pas. Et le spectacle de cet homme qui le regardait pour la première fois non pas avec colère, non pas tout à fait avec crainte mais avec une lueur de froide évaluation dans ses yeux, donna à Jack Barron la mesure du pouvoir associé à sa propre image en couleurs vivantes.
— Très bien, Howards, dit-il d’une voix glacée qui fit presque sursauter son interlocuteur, pas d’esbroufe, pas de cinéma, vous êtes ici pour parler affaires et moi aussi, alors allez-y. Annoncez la couleur.
Howards ouvrit sa mallette et en retira un dossier qu’il plaça bien à plat sur le bureau :
— Tenez, Barron. Un contrat d’Hibernation, modèle standard en trois exemplaires, signé de ma main, financé par un « donateur anonyme », au nom de Jack Barron, avec prise d’effet immédiate. Voilà ce que vous perdez si vous refusez de coopérer, un contrat en bonne et due forme que personne ne peut vous enlever.
— Et naturellement, ce « donateur anonyme » se révélerait être Benedict Howards, avec copie du contrat communiquée à la presse, si je signe et si je ne coopère pas, fit Barron qui sentit l’atmosphère s’empuantir des remugles de la nécromancie financière.
Howards sourit :
— Il faut bien que je prenne certaines précautions. Eh bien, Barron, vous n’avez qu’à signer à l’endroit indiqué, et nous pourrons nous mettre au travail pour voir comment nous allons réparer les dommages causés par votre grande gueule au projet de loi d’utilité publique.
— Ce n’est pas du tout ce dont nous étions convenus, et vous le savez, lui dit Barron. Vous n’êtes pas en train d’engager un larbin, vous désirez louer pour un temps mes services de… dirons-nous spécialiste des Relations publiques ? C’est un travail que je ne puis entreprendre que si je connais exactement la nature du produit que je suis censé promouvoir. Exactement, Howards. Et pour commencer, je veux savoir pourquoi vous avez tellement besoin de moi.
— Après ce qui s’est passé hier soir, vous me demandez ça ? glapit Howards (mais Barron vit que sa fureur était calculée). Grâce à vous, le projet de loi est réellement mal en point. J’ai besoin que la loi soit votée, ce qui signifie que j’ai besoin de voix au Sénat, donc d’une pression de l’opinion publique en ma faveur, et c’est là que vous intervenez avec votre canal qui vous permet de communiquer avec cent millions d’électeurs. Mais ne vous méprenez pas, si vous refusez je m’arrangerai pour avoir votre scalp. Vous êtes trop engagé pour reculer maintenant, Barron. Ou bien vous marchez avec moi, ou bien vous êtes fini.
— Vous mentez, fit Barron d’une voix neutre. Votre projet de loi était gagnant d’avance jusqu’à ce que je commence à faire des vagues, et je n’ai pas fait de vagues jusqu’à ce que vous commenciez avec vos appels du pied. Donc ce n’était pas pour sauver le projet de loi que vous vouliez m’acheter au départ. C’était pour quelque chose d’autre, quelque chose de bien plus gros, et je ne m’engage pas dans un truc de ce genre avant de savoir exactement de quoi il retourne.
— Je vous ai assez entendu ! s’écria Howards, et Barron eut la certitude qu’il avait enfin réussi à le faire vraiment sortir de ses gonds. Vous passez votre temps à essayer de me convaincre que vous pouvez être extrêmement dangereux. D’accord, vous m’avez convaincu. Vous savez ce que ça vous rapporte ? Ça vous rapporte d’être réduit en petit tas de bouillie, comme j’écraserais un scorpion, si vous refusez de coopérer. Un scorpion peut être mortel, il pourrait me tuer si je lui en donnais l’occasion, mais ça ne veut pas dire que dès l’instant où je vois qu’il va devenir dangereux je ne peux pas l’écraser d’un seul coup de talon.
— Vous auriez tort de me menacer, dit Barron à moitié par calcul, à moitié par réaction à un signal d’adrénaline. Ne me donnez pas l’impression d’être acculé à un mur. Parce que si vous me poussez trop, je ferai une émission sur la Fondation qui fera ressembler celle d’hier à un commercial en faveur de Benedict Howards. Et la semaine d’après, ce sera pire, et chaque semaine ce sera encore pire et pire, jusqu’à ce que vous puissiez me faire retirer l’antenne. Et alors, Bennie, il sera trop tard.
— Vous bluffez, dit Howards. Vous n’auriez pas le courage de sacrifier votre carrière rien que pour avoir ma peau. Et vous n’êtes pas assez stupide non plus pour vous jeter délibérément à la rue comme une pauvre cloche, sans même un endroit où aller.