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Elle sentit dans la voix d’Howards quelque chose d’horrible et de monstrueux dont elle ne voulait même pas entendre parler, des choses qui pourraient en effet être plus fortes que l’amour, des vérités dardées d’une bouche sans lèvres de reptile qui exerçait sur elle à travers l’écran un terrible pouvoir de fascination.

— Qu’… qu’est-ce qui peut être plus fort que l’amour ?

— La vie, répondit Benedict Howards. Sans la vie, vous n’avez plus rien – ni l’amour, ni le goût de la nourriture à la bouche, ni rien d’autre. Ce que vous pouvez désirer le plus, vous le perdez quand vous mourez. Et c’est avec cela, avec la vie elle-même, que j’achète Barron.

— Vous appelez ça la vie – un corps raide et glacé dans un Hibernateur ? Vous croyez que pour avoir ça dans trente ou quarante ans, Jack abandonnerait ce qui lui tient le plus à cœur maintenant ?

— Qui sait, fit Howards, ce n’est pas du tout impossible. Mais ce n’est pas de cela que je parle, miss Westerfeld. Je parle de la véritable immortalité. Regardez-moi. Mes savants ont percé le secret de la vie immortelle. Je ne vieillirai plus jamais, je ne mourrai jamais. Ce ne sont que des mots, que peuvent-ils être d’autre pour vous ? Mais il n’y en a pas pour décrire ce que l’on éprouve en se réveillant le matin quand on sait qu’il en sera ainsi pendant des siècles, pendant l’éternité.

« Voilà ce que j’offre à Barron. Un million d’années à venir. L’immortalité. Et vous croyez qu’il vous préfère à ça ? Quel serait votre choix à sa place, miss Westerfeld ? Savez-vous ce que c’est que de se sentir différent des autres hommes, de savoir qu’on ne mourra jamais ? Imaginez-vous quelqu’un refusant une telle offre ? Y a-t-il quelque chose que vous ne feriez pas pour avoir ça ? L’amour ? À quoi sert l’amour quand on est mort ?

— Vous mentez ! s’écria-t-elle. Vous ne pouvez pas avoir ce pouvoir…

Pas Benedict Howards, pensa-t-elle ; ce serait trop injuste. Pas ce reptile exsangue avec son argent de plastique glacé capable d’acheter tout le monde et n’importe quoi, avec son pouvoir de haine et de mort régnant sur l’éternité…

Mais elle fut frappée par le regard froid d’Howards, par ses lèvres à demi ouvertes sur un sourire ironique qui se nourrissait de sa haine, sa peur, son indignation.

— Non, vous ne mentez pas, reprit-elle doucement. Vous pouvez rendre Jack immortel…

Et elle se mit à la place de Jack, partagé entre son amour pour elle et… Mais comment pourrait-il m’aimer assez pour mourir avec moi dans quarante ou cinquante ans, alors qu’il peut vivre pour l’éternité ? Et moi qui croyais avoir un choix difficile à faire ! L’amour ou l’immortalité… Mais soudain, la pensée la frappa comme un marteau-pilon : Si Howards a encore besoin de moi, c’est que Jack n’a pas pris de décision. Il veut que je le persuade de choisir l’immortalité. Et… il a peut-être raison, comment pourrais-je vouloir autre chose pour lui… même si je dois mourir pendant qu’il vivra pour l’éternité… ? Oh, Howards, immonde salaud ! Comment un être aussi abject peut-il être habile à ce point ?

— Pas seulement Barron, dit Howards. N’importe quelle personne que je choisirai. Vous, par exemple. Il y a un point sur lequel vous ne vous trompez pas : il vous aime. La première chose qu’il m’a demandée quand je lui ai fait mon offre, c’est l’immortalité pour vous aussi. Et…

Il attendait, comme un junkie vorace se repaissant de son incertitude, la question qu’elle allait poser.

— Et ?

Howards éclata de rire :

— Pourquoi pas ? dit-il. Je puis me le permettre. Une belle série : J’achète Barron avec l’immortalité pour vous deux, je vous achète avec la même chose, et pour le même prix vous le persuadez de se vendre. Trois pour un. Vous aurez tous les deux la vie éternelle et l’amour. Pensez-y. Et si vous échouez, je dis tout à Barron et vous n’avez plus rien – ni lui ni l’immortalité. Ce n’est pas un choix tellement difficile, n’est-ce pas, miss Westerfeld ? Vous avez vingt-trois heures. Je ne vous rappellerai pas. Je ne crois pas en avoir besoin.

Et il raccrocha.

Sara savait à quel point il avait raison, depuis le début. L’éternité avec Jack ou bien… rien. Elle pensa à Jack, jeune et fort à ses côtés, ensemble pendant un million d’années, grandissant et grandissant ensemble dans la vigueur innocente de l’adolescence, qui vient de ce qu’on ne croit pas devoir vraiment mourir un jour, mais basée maintenant sur une vérité et non pas sur une illusion, la vigueur d’où provient le courage d’oser n’importe quoi, chevalier immortel à l’armure de chair façonnant le monde pendant l’éternité… grandissant sans vieillir, comme ce poisson-lune qui enfle, enfle, et ne vieillit jamais… Jack et moi, et l’éternité !

Et Benedict Howards, lui souffla une petite voix narquoise. Benedict Howards gorgé de pouvoir de peur et de mort pour l’éternité. Avec Jack pour larbin dans son temple de mort sans fenêtres… tandis que des millions de gens naîtront, mourront, passeront comme de la fumée, Howards et ceux qui ramperont devant lui comme devant quelque horrible dieu de la mort paieront de leur âme la vie éternelle… Avec un sentiment de désespoir atroce, elle réalisa que c’était là le monde qui les attendait, avec Jack ou sans Jack, un monde inexorable comme le Jugement dernier, basé sur le pouvoir de l’argent et de la vie éternelle contre la mort. Benedict Howards avait raison. Il était presque un dieu, un dieu du mal et du néant, le Christ Noir. Et personne n’était de taille à se dresser contre lui.

Personne à part… Jack Barron ! pensa-t-elle. Oh, oui ! Jack est plus fort que Howards. Si Howards nous fait immortels, quelle emprise peut-il avoir alors sur Jack ? Quand Howards lui aura tout donné, s’il le hait encore comme je le hais… nul au monde ne pourra arrêter Jack Barron. Le vrai, l’authentique Jack Barron à l’armure d’immortalité, luttant pour lui, pour moi, pour tout ce à quoi nous avons toujours cru.

Elle se sentait en même temps fière et épouvantée à l’idée de l’enjeu qu’elle tenait dans ses mains. Des milliards de vies immortelles, avec celle de Jack et la sienne. Jack était fort et intelligent ; il saurait garder l’immortalité et détruire Howards, faire profiter tout le monde de l’immortalité, devenir Président peut-être ? Luke l’en croit capable… que pourrait faire Howards, dans ce cas ? Oui ! Tout reposait entre ses mains, elle pouvait rendre Jack immortel, le faire haïr, l’orienter dans la voie à laquelle il avait toujours été destiné. Elle pouvait réussir ; elle n’avait qu’à être courageuse toute seule pendant un unique instant d’une vie qui pouvait devenir éternelle.

Je réussirai, se promit-elle. Et tandis qu’elle attendait l’arrivée de Jack, elle savoura la pensée qu’elle était enfin devenue une vraie femme – Sara Barron.

Plongé dans ses préoccupations, Jack Barron ne ressentit le départ de l’ascenseur que comme une secousse de plus dans un jour riche en secousses. Il écrasa le bout de son Acapulco Gold dans le cendrier de l’ascenseur et se laissa happer jusqu’à sa tranche de Californie privée vingt-trois étages plus haut que les chaussées puantes et paranoïaques de New York. Dans une subite vision, il comprit ce que son penthouse de luxe (avec Sara finalement installée en chair et en os) signifiait réellement pour lui.