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Une machine à explorer le temps, se dit-il. Une machine de science-fiction donnant accès à un passé qui n’avait jamais existé, rêve de camé impossible Californie de l’esprit, image de pouvoir dans les yeux d’un Bébé Bolchevique qui ne savait pas ce qu’était le pouvoir, rêve réalisé grâce au fric de Bug Jack Barron – mais rêve qui avait changé celui qui l’avait fait. Ce que Sara n’a jamais pu comprendre : pourvu qu’on ait suffisamment de couilles, on peut rendre un rêve réel ; mais sortir affronter la réalité change nécessairement celui qui rêve. Il n’est plus alors un rêveur, il accomplit des choses réelles, il se bat contre des ennemis réels, et quand il frappe c’est du sang qui sort, pas des vapeurs d’ectoplasme. Et c’est pour cela que je suis gagnant alors que tous les anciens Bébés Bolcheviques, à l’exception de Luke, peut-être, sont perdants. Trop avancés dans leurs confortables rêves d’acide pour risquer d’en sortir, pour risquer de salir leurs petites mains blanches au contact de la réalité. Demeurez un rêveur, et vous ne réaliserez jamais votre rêve ; plongez dans la mêlée, et quand vous aurez accompli votre rêve vous verrez que c’était du pipi de chat au départ.

Le jeu de la vie est entre les mains d’un maquilleur de brèmes, pensa-t-il, morose, tandis que l’ascenseur s’arrêtait et que la porte coulissait. Le paquet est truqué, les dés sont pipés, et la seule façon de ne pas se faire expédier en quatrième vitesse est de jouer selon les règles de la maison, c’est-à-dire tous les coups sont permis.

Il traversa le hall d’entrée, pénétra dans le corridor obscur, entendit un album des Beatles qui passait et décela la présence subliminale de Sara. Et il se rappela qu’il fallait qu’il décide pour elle également. L’immortalité de Sara était dans la cagnotte. À sentir sa présence dans l’appartement, faisant un foyer de cette piaule, il n’était pas concevable qu’elle pût un jour cesser d’être pour servir de nourriture aux asticots.

Et pourtant si, se dit-il. Ce n’est plus inéluctable maintenant mais c’est possible. Il ne tient qu’à Jack Barron de choisir. Dis « non » à Benedict Howards, et tu ne te fais pas seulement le coup du kamikaze, tu assassines en même temps la seule femme que tu aies jamais aimée. Même si ce n’est que dans quarante ans, même si elle ne le saura jamais, c’est un meurtre. Le mot le plus laid qui puisse exister : un meurtre. Tous les coups sont permis, mais ne te fais pas d’illusions, Barron, devant un meurtre même toi tu canes. Le seul crime qui n’ait aucune excuse quelles que soient les circonstances. Écrabouiller la cervelle à Bennie, c’est abattre une bête malfaisante ; mais laisser mourir Sara alors que tu n’as que ta signature à donner pour qu’elle continue à vivre, ça c’est un meurtre.

Ouais, mais d’un autre côté sais-tu à quoi tu t’engages en signant ? Il y a peut-être pire que le meurtre. Le génocide, par exemple – n’est-ce pas ce que fait Bennie, en sauvant les gagnants et en laissant mourir les perdants ? Et Sara ne serait-elle pas du côté des perdants de toute façon si Howards n’avait pas besoin de moi… ? Choisissez un plat dans la colonne A, un dans la colonne B (la soupe chinoise et le won-ton sont compris dans le repas) : ou le génocide ou le meurtre.

Il avait la certitude que c’était une décision qu’il n’avait pas le droit de prendre tout seul. C’est la vie de Sara aussi, pas seulement la mienne. Je me dois de la mettre au courant, n’est-ce pas le rôle de la femme ? Avoir quelqu’un dans ce foutu monde à manger de la merde avec qui on puisse faire front, dans n’importe quelles circonstances ? Il m’en coûte assez de jouer au chat et à la souris avec Howards, qu’au moins entre Sara et moi il n’y ait que la vérité.

Elle était sur la terrasse, accoudée au parapet, contemplant l’East River et Brooklyn et le lointain halo scintillant de la circulation intense dans l’avenue en contrebas.

— Jack…, dit-elle, en se tournant vers lui au moment où il mettait le pied sur la terrasse, et il vit dans ses yeux un étrange désespoir qui cachait de ténébreux abysses.

Il y avait dans les traits de son visage quelque chose d’à la fois effrayant et fragile qui faisait qu’elle semblait regarder à travers lui. Avec un choc, il identifia presque ce regard… celui d’un gros bonnet dans son émission, sur le point de débiter une leçon apprise par cœur.

— J’ai une chose à te dire, fit-il en allant jusqu’à Sara et en s’accoudant tout près d’elle mais sans faire un geste pour la toucher.

— Moi aussi j’ai une chose à te dire, murmura-t-elle, et ses mâchoires se serrèrent tandis qu’une veine saillait à sa tempe gauche.

— Plus tard, Sara, dit Barron. (Il savait que c’était maintenant ou jamais. J’ignore ce qui te tracasse mais ça peut attendre, se dit-il.) Après ce que tu vas entendre, ou bien tu n’y penseras plus ou bien tu auras une vraie raison de te faire du souci.

« C’est au sujet de Howards et moi, commença-t-il. Tu dois te douter qu’il y a une série de micmacs entre nous, et je pense que je te dois la vérité sur ce qui est en train de se tramer. Il s’agit de choses très importantes, beaucoup plus importantes que tout ce que tu peux imaginer, plus que cette histoire d’investiture ou que… tout ce qui a jamais existé. Bennie Howards a besoin de moi, Sara. Il est prêt à payer n’importe quel prix pour m’avoir. Il a besoin de Bug Jack Barron pour promouvoir son projet de loi, pour… pour faire avaler… je ne sais quelle couleuvre au public. Il ne sait plus comment faire. Il est encore plus derrière moi que Luke ou Morris ou…

— Je sais, dit-elle d’une petite voix presque noyée dans le grondement sourd montant de l’avenue, et il sentit entre eux une énorme charge de potentiel électrique qui faisait vibrer l’air.

Il voulut lui prendre la main ; elle était sèche et froide, comme s’ils étaient à des milliers de kilomètres l’un de l’autre, réunis par un simple circuit de vidphone. Il sentit, avec une espèce de soulagement dont il eut aussitôt honte, que les choses prenaient l’aspect détaché du jeu familier du mercredi soir. Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire que ce « je sais » ?

— Oui, fit-il en hochant la tête. Je suppose que cela saute aux yeux. (Mais je n’en suis pas si sûr, pensa-t-il tandis que des signaux d’alarme affluaient en lui). Mais avant de me traiter de baisse-froc, Sara, écoute un peu avec quoi il compte me rétribuer. L’immortalité. Tu m’entends ? L’immortalité. Les savants de Bennie ont trouvé le moyen d’arrêter le vieillissement. Il tient à garder le secret car il y a un hic : c’est extrêmement onéreux. Il parle d’un quart de million de dollars par traitement, et même ainsi il prétend qu’il ne peut accepter qu’un millier de demandes par an. Mais ce n’est pas de la blague. Il dit avoir subi le traitement lui-même, et il suffit de l’écouter en parler cinq minutes pour être convaincu qu’il ne bluffe pas. Voilà où en sont les choses : l’immortalité pour mille personnes par an, des gens que Bennie choisit, et tous les autres se contentent de leur misérable vie humaine de soixante-dix ans. C’est pour cela qu’il veut mon aide : pour faire avaler ça aux foules. L’immortalité pour un petit nombre et la mort pour le reste. Un peu plus dur à vendre que des Chevrolet ou de la came, peut-être, mais…

Il contempla le vide indéchiffrable du regard de Sara qui semblait le narguer, l’accuser, et il lui sembla que ses mots passaient à travers elle comme un commercial à travers la cité et Brooklyn et au-delà. Elle paraissait attendre quelque chose et il aurait voulu qu’elle parle, qu’elle crie, hurle, trépigne, n’importe quoi mais qu’elle fasse quelque chose. Même sa main qu’il tenait dans la sienne était immobile et froide comme de la pierre, et Barron eut peur sans savoir pourquoi.