— Mais qu’est-ce qui vous prend ? s’écria Howards d’une voix perçante. (Puis voyant le regard de Barron qui l’étudiait attentivement – il faut qu’il subisse le traitement le plus tôt possible, surtout ne pas lui faire peur, ne pas éveiller ses soupçons davantage –, il radoucit sa voix, feignant l’indifférence :) Vous ne voulez pas devenir immortel ?
— Est-ce que j’aurais signé si ça ne m’intéressait pas ? fit Barron. (Et Howards capta les effluves menaçants de sa voix rouée de Bug Jack Barron.) Mais ce que j’aimerais savoir, c’est pourquoi vous êtes tellement impatient de me voir immortel.
Le secret du traitement, voilà ce qu’il veut me faire dire depuis tout à l’heure, pensa Howards. Tu peux toujours te l’accrocher. Tu le connaîtras, oui, mais quand il sera trop tard. En attendant… ne pas le brusquer, agir en souplesse, ou…
— Je vais vous dire la vérité, Barron. Je me laisse emporter par mon enthousiasme. De parler de cela me rappelle que je suis vraiment immortel, et je n’imagine pas qu’on puisse vouloir retarder ce moment même de cinq minutes. Mais je suppose que vous ne pouvez pas ressentir cela maintenant. Attendez d’être dans ma position, et vous comprendrez. Mais vous êtes libre de faire ce que vous voulez, je m’en fiche complètement. C’est votre vie, Barron, votre vie immortelle ; j’ai la mienne, et c’est la seule chose qui m’intéresse.
— Je ne vous savais pas capable d’éprouver de si nobles sentiments, Bennie, fit Barron avec un sourire. (Mais que recelait ce sourire ? Était-il dupe ?) Néanmoins, ne vous en faites pas, je viendrai réclamer mon dû quand je me sentirai prêt.
Et moi aussi je serai au rendez-vous, pauvre con, pensa Howards en se dirigeant vers la porte. Garde tes trucs minables pour le mercredi soir, Barron, nous allons tous les deux en avoir besoin. Tu iras au Colorado, et plus vite que tu ne le penses, ou sinon… Ce n’est pas un larbin qui va tenir tête à Benedict Howards !
— Pour la dernière fois, Sara, c’est moi qui mène cette partie comme je l’entends – pas toi, déclara Jack Barron en la regardant, à demi repliée dans la position fœtale, nue et froide à côté de lui, pâle dans la lumière blafarde du clair de lune qui filtrait à travers le dôme de la chambre à coucher et qui les faisait ressembler à deux têtards blanchis exposés sur le lit chauffé électriquement comme à l’unique spotlight d’un théâtre de seconde zone.
— Mais sais-tu seulement ce que tu veux ? dit-elle d’une voix aigre où était tapi le fantôme endormi depuis six ans de leurs interminables querelles, ses yeux des miroirs vitreux dans l’obscurité reflétant des profondeurs insondables – ou était-ce seulement une illusion sans plus d’épaisseur que le miroitement des points de phosphore sur un écran de télévision ?
La moitié du temps, pensa-t-il, j’ai l’impression que je connais cette fille jusqu’à l’os, et le reste du temps je me demande si elle existe autrement que comme la projection d’une Sara de mon propre esprit sur l’écran de vidphone de son visage. Et en cet instant il lui parut que son corps nu à côté de celui de Sara était aussi lourd et distant qu’un morceau de viande relié à sa tête par l’intermédiaire précaire d’un circuit sensoriel inondé de novocaïne.
— Pourquoi ne sommes-nous pas partis pour le Colorado avec Howards ? était en train de dire Sara. Pourquoi ne pas subir le traitement tout de suite ? Howards ne pourrait plus rien contre nous, et il sera à ta merci mercredi prochain. Et pourquoi joues-tu avec lui à ce jeu idiot qui consiste à le laisser deviner si je t’ai tout dit ou pas ?
Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? pensa Jack Barron. Jésus à bicyclette ! Comment lui expliquer quelque chose que tu ne sais pas t’expliquer toi-même… impulsion viscérale, c’est tout ; odeur du danger, impression d’insécurité comme de conduire dans le brouillard chargé à l’acide au milieu d’une circulation dense, impossible de savoir où se trouve le mur indéfinissable de la réalité, mais on sait qu’il est là et qu’on a intérêt à bouger son cul avec précaution si on ne veut pas percuter quelque chose.
— Parce que c’est exactement ce que Bennie veut que je fasse, répondit-il, espérant au moins couvrir le son agaçant de sa voix. Il est pressé de nous faire subir ce traitement, si pressé que lorsque je lui ai montré que je le savais il s’est dépêché de faire machine arrière. Ça ne correspond pas à Bennie, il faut qu’il ait quelque chose de bigrement important à cacher…
Mais de toute façon ça ne colle pas, pensa-t-il. Bennie est trop paranoïaque, et pas assez stupide pour me faire confiance. Ça n’a aucun sens, à sa place n’importe qui attendrait pour me faire subir le traitement que j’aie rempli au moins une partie du contrat. Alors qu’il semble n’avoir rien de plus pressé que de lâcher son seul atout. Ça ne peut signifier qu’une chose, c’est que son atout est en même temps une garantie pour lui dès l’instant où il est en ma possession. Mais de quelle manière ? Je ne comprends pas. Et tant que je n’aurai pas compris, on ne risque pas de voir Jack Barron à proximité de ce foutu complexe d’Hibernation des montagnes Rocheuses.
Sara tendit la main et effleura le pli de son aine. Mais il était à des kilomètres de là. Probablement elle aussi, d’ailleurs.
— À quoi penses-tu donc ainsi ? demanda-t-elle.
— Je voudrais bien le savoir, répondit Barron. Il y a trop de choses qui me dépassent en ce moment, c’est pourquoi je préfère attendre pour le traitement. J’ai l’intuition que si je précipitais les choses maintenant je risquerais de me fourrer dans un merdier inextricable. Depuis le début de mes relations avec Howards, tout me semble irréel… immortel… Président… rien que des mots, Sara, sortis tout droit d’une bande dessinée ou d’un magazine de science-fiction, j’ai beau les retourner dans ma tête, je n’arrive pas à leur attribuer un goût, une odeur, quelque chose qui puisse les connecter à la réalité. Mais cet enculé de Howards, lui, est réel, ça ne fait aucun doute, et il émane de lui quelque chose d’énorme et d’effrayant que je n’arrive pas à définir mais où je me sens plongé jusqu’au cou…
— Je comprends, dit-elle. (Sa main exerça une pression sur son aine ; elle se rapprocha de lui sur le lit et il commença, presque malgré lui, à capter la chaleur de son corps.) Mais n’est-ce pas simplement parce que tu te laisses faire ? Au lieu de prendre la direction des opérations ? Tu regardes les choses du mauvais côté. Tu devrais te dire plutôt : Je dois arrêter Benedict Howards, et je dois devenir immortel à n’importe quel prix. Tu ne peux pas compter sur Howards, ni sur personne d’autre, pour te dire ce qu’il faut faire, et il ne peut rien contre nous. Il faut avoir confiance en toi, Jack. Te persuader que tu peux vaincre Howards quoi qu’il fasse. J’ai confiance, moi. Oh, Jack… tu ne vois pas que l’enjeu est trop important ? L’immortalité pour la terre entière, ou bien Howards exerçant indéfiniment son pouvoir de reptile… Jack, tu ne peux pas te dégonfler maintenant !
— Me dégonfler ? jeta Barron en un réflexe hargneux. Qu’est-ce qui te donne le droit de me faire la morale, après la façon dégueulasse dont tu m’as traité vis-à-vis de Howards ?
Immédiatement, il regretta ses paroles.
Parce qu’elle a raison, dans un sens, pensa-t-il. Ce salaud de Howards ! Elle n’a jamais eu aucune chance face à lui. Il se sert des gens comme il veut, et puis il les jette comme un mouchoir en papier usagé. Ce qu’il a fait à Sara, il pourrait me le faire si je lui en donnais l’occasion, et il le ferait au putain de pays tout entier. Voilà où nous en sommes, Howards est le plus grand fourgueur du pays, et Jack Barron en couleurs vivantes est chargé d’écouler pour lui sa came au coin des rues. Inutile de te raconter des histoires, Jack, baby, il n’y a pas à sortir de là.