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Mais Gelardi prit les devants :

— C’est pas ma faute, Jack, je t’assure ! dit-il. Il avait l’air au poil quand je l’ai pris à la régie. On aurait dit un vieux négro en train de radoter sur la traite des Noirs. C’est la dernière fois que je te refile un soûlaud, foi de Vince. Hé… tu n’as pas avalé ses bobards, hein ?

Bah, pensa Barron, Vince a fait une connerie, c’est tout. Ma faute à moi aussi, je n’avais pas toute ma tête à moi ce soir.

— Qu’est-ce que ça peut foutre ? dit-il d’une voix lasse. Laissons le National Enquirer et les flics de l’État du Mississippi s’en occuper s’ils veulent. Oublions tout ça Vince, et rentrons prendre une bonne cuite à la maison. Après tout, on peut bien se payer un fiasco une fois de temps en temps, non ?

Tu parles d’un ratage, se dit Barron. Et ne fais pas l’idiot, tu sais très bien pourquoi : soixante minutes de couillonnade intégrale à la suite de deux émissions choc sur la Fondation, voilà à quoi tu en es réduit maintenant. Et tu ne peux rien faire pour que ça change.

Il se leva, le fond de son pantalon moite d’être resté sur la sellette, et éprouva un étrange sentiment d’insatisfaction. Le souvenir de la montée d’adrénaline qui avait accompagné son duel à mort contre Howards, comparé à la futilité de ce soir, l’emplissait d’une nostalgie farouche à l’idée que jamais plus il ne disputerait une véritable partie pour un véritable enjeu.

Des jours comme celui-ci, pensa-t-il amèrement, je me demande ce qui a bien pu m’attirer dans ce fichu métier. Il doit bien exister d’autres façons de rigoler qu’en étant une vedette de la télé ?

— Ne le dis pas, Sara, ne le dis pas, pour l’amour du ciel, je sais que j’ai fait un bide ce soir, fit Barron en se laissant tomber sur la moquette à côté du fauteuil de Sara et en allumant une Acapulco Gold dont il exhala lentement la fumée tandis que Sara posait sur lui un regard sans expression.

— J’ai trouvé la séquence sur Strip City assez intéressante, dit-elle avec une innocence qui ne réussit qu’à le rendre trois fois plus furieux. Mais ce zigoto de la fin…

— Ne me parle pas de ce type, Sara ! Je sais ce que tu vas dire, et ça ne m’intéresse pas ! Je…

— Hé ! Mais je n’allais rien dire du tout ! Qu’est-ce qui t’arrive, Jack ?

Ouais, qu’est-ce qui m’arrive, se dit Barron. Elle essaie d’être gentille avec moi, et je lui saute dessus comme un cinglé paranoïaque. C’est la première fois qu’une mauvaise émission me met dans cet état-là, et pourtant j’en ai fait de pires !

Il se mit à genoux, attira vers le sien le visage de Sara, l’embrassa langue à langue, garda la position un moment pour la forme… Bordel de merde ! pensa-t-il soudain. Je ne sais plus ce que je fais depuis que j’ai appris que quelqu’un a tué Madge Hennering. Quelqu’un… ouais, quelqu’un qui s’appelle Benedict Howards et qui croit qu’il suffit qu’il ait mon nom sur un morceau de papier pour me posséder corps et âme. Et peut-être qu’il n’a pas tort ! Il a liquidé Hennering parce que le crétin avait mis la main sur quelque épouvantable secret de la Fondation qui lui flanquait la trouille et qui flanquait la trouille à Howards, et qu’y a-t-il d’assez terrible pour faire chier Howards dans son calcif ?

Jésus à bicyclette ! Faut-il ne pas avoir les yeux en face des trous ! La seule chose qui faisait peur à Bennie l’autre jour, c’était que je découvre en quoi consistait son traitement pour l’immortalité… C’est ce que Teddy Hennering a dû trouver, et qui lui a coûté la vie ! Et cet enculé de Howards qui me pousse à subir le traitement !

Barron se laissa tomber à nouveau sur le sol et tira une autre bouffée. Et voilà, se dit-il. C’était l’évidence même. Et Howards n’a pas hésité à faire tuer un foutu sénateur rien que pour protéger son secret. Mais… mais alors, pourquoi veut-il me forcer à subir son traitement ? Ça n’a aucun sens du moment qu’il tient tant à ne rien révéler. Pourquoi ? Mais pourquoi ? Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans ce foutu merdier.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Jack ? interrogea Sara. Tu sembles violet. Et ce baiser avait à peu près l’érotisme d’une platée de foies de poulets crus.

— Je ne sais pas ce qu’il y a, Sara (je ne vais pas l’effrayer en lui racontant qu’Howards est un assassin qui n’hésite pas à liquider tous ceux qui le gênent) ; je sens quelque chose dans l’air, c’est tout.

— Tu ne serais pas des fois un peu dépité d’avoir glandouillé inutilement ce soir au lieu de retourner à l’assaut de Howards ? lança-t-elle intuitivement.

— Il y a de ça, murmura Barron, mais sûrement pas pour tes raisons idéalistes de Bébés Bolcheviques. La dérouillée de Howards, c’était de l’excellent show-business, et l’indice de la semaine dernière a été le meilleur depuis trois ans. Après ça c’est difficile de rester à la hauteur. Ce ne sont pas les insanités d’un Woody Kaplan et les incohérences d’un poivrot ahuri qui vont arranger les choses. Et ce n’est pas marrant quand on a joué en première division de se retrouver champion chez les ploucs…

— Tu es sûr que c’est pour cela ? demanda-t-elle doucement, et il comprit soudain où elle voulait en venir.

Bordel, pensa-t-il. Qu’elle me traite encore une fois de baisse-froc, et je ne sais pas ce que…

Le carillon du vidphone se mit à retentir.

Barron se leva lentement, hésitant à répondre. Il avait la désagréable intuition que c’était encore Luke avec ses salades de baisse-froc et d’étendard sanglant des Bébés Bolcheviques et la-victoire-ne-tient-qu’à-nous-pour-peu-qu’on-se-cramponne… finalement, il tendit la main, décrocha l’appareil – et sentit une brusque giclée d’adrénaline arroser son cerveau tandis que l’image noir et blanc familière de Benedict Howards apparaissait sur l’écran du vidphone, les yeux plissés et le regard paranoïaque.

— Cette fois-ci vous allez trop loin, Barron. Laissez tomber, je vous avertis ! fit sa voix menaçante au bord de l’hystérie.

— Laisser… (quoi ? allait dire Barron, mais il se retint, conscient que si quelque chose travaillait Howards, le mieux pour savoir de quoi il retournait était de faire celui qui sait, autrement il va la boucler)… tomber ? Je ne sais absolument pas de quoi vous parlez, Howards. Il n’y a rien à laisser tomber. (Et Barron enveloppa ces mots d’un sourire sarcastique à sa façon.)

— Assez de jouer au plus fort, Barron. J’en ai marre de vos finasseries. À partir de maintenant vous travaillez pour moi, et ne l’oubliez pas. Sinon…

— Sinon quoi, Bennie ? fit Barron d’une voix à l’accent traînant, sachant très bien d’une part que dans la partie que jouait Howards il n’y avait qu’une seule sorte de « sinon », mais incapable d’autre part de prendre au sérieux ces menaces de cinéma.

— Qu’est-ce que vous croyez pouvoir faire ? J’ai votre nom sur un morceau de papier moi aussi, ne l’oubliez pas. Et Morris et Greene ne demandent que d’accourir à la rescousse au cas où vous sortiriez trop les griffes avec moi. J’ai Bug Jack Barron – et j’ai l’immortalité à ma disposition pour le jour où je choisirai d’exercer mon option. Vous ne pouvez pas légalement me poursuivre pour rupture de contrat, et vous le savez aussi bien que moi. Il serait temps que vous vous mettiez bien dans votre petite tête que Jack Barron n’a jamais appartenu à personne et n’appartiendra jamais à personne… sinon, cela pourrait vous faire mal, Howards. Très mal.

Et Barron vit Benedict Howards (assassin sénatorial immortel au pouvoir de vie et de mort de cinquante milliards de dollars) lutter pour conserver son calme, se forcer à émettre un rictus anémié qui était presque un sourire, et véritablement caner devant lui.