Jack Barron raccrocha. Et se demanda aussitôt dans quel pétrin sa grande gueule venait de le fourrer… et pourquoi.
— C’est pour de bon cette fois-ci ? demanda Sara, les yeux élargis comme des soucoupes.
— Tu parles si c’est pour de bon ! jeta Barron, surpris de voir que sa colère montait encore au lieu de se calmer. J’en ai marre d’entendre cet enculé de la mort me menacer et me traiter comme si j’étais le dernier des larbins. Pour qui se prend-il ? Immortalité ou pas immortalité, cinquante milliards ou pas cinquante milliards, qu’est-ce qui lui permet de croire qu’il peut me dicter ses conditions sur la manière dont j’organise mon émission ou ma vie ? Je ne devrais pas te le dire, mais tu es dans le bain toi aussi, tu as le droit de savoir dans quoi je me lance. J’ai de bonnes raisons de penser que Howards a fait assassiner Ted Hennering parce que le brave sénateur avait essayé de le doubler. Voilà le genre de type que tu es pressée de me voir affronter… tu es bien certaine que tu ne préfères pas avoir dans ton lit un baisse-froc sans histoires ?
— Et toi, as-tu peur de lui ? demanda tranquillement Sara.
Qui sait ? songea Barron. Pour l’instant, une chose est certaine, j’en ai trop gros sur la patate pour avoir peur de quoi que ce soit. Et il sentit le sang affluer dans ses veines et battre derrière ses oreilles la marche héroïque et désespérée de Jack et Sara de Berkeley, et ça faisait du bien, oh, ça faisait du bien comme une érection psychique.
— Non, il ne me fait pas peur. Il déplace beaucoup d’air, c’est sûr, mais ce n’est qu’une lavette. Une lavette de cinquante ans et qui vaut cinquante milliards, mais une lavette quand même. Et on ne verra jamais Jack Barron reculer devant une lavette. Je devrais avoir peur, j’ai peur, même, sans doute, mais une chose est certaine, je n’ai pas l’intention d’agir comme si j’avais la trouille.
— Alors, je n’ai pas peur non plus, dit-elle avec un sourire de petite fille en le serrant contre elle.
Il l’embrassa, leurs langues chaudes, dures, mêlées, et sentit la sève monter en lui. Merde, pensa-t-il, c’est bon de tenir sa femme dans ses bras le soir avant la bataille. Il y a dix mille ans que je n’ai rien éprouvé de semblable.
— Buvons, chantons et ripaillons, lui murmura-t-il à l’oreille, car demain nous mourrons… (Je ne vois pas ce qu’il y a de si rigolo.)
— Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? demanda-t-elle en le repoussant à demi pour le taquiner.
— Je vais faire des arpèges sur ton corps vibrant, répondit-il. Mais d’abord, je vais appeler Luke pour lui demander de me trouver Henry George Franklin, et puis je prendrai l’avion pour le Mississippi exactement comme je l’ai annoncé à Howards. Je ne serai absent qu’un jour ou deux, et si on te demande où je suis tu ne sais rien. C’est une affaire privée entre toi et moi et Luke et le vieux Henry George.
— Et Benedict Howards, ajouta Sara. Sois prudent, Jack. Je t’en supplie, sois prudent.
— Je suis content que le salaud soit au courant de mon départ. Comme cela il verra que je ne bluffe pas. Ne t’inquiète pas pour moi, ma poupée. Je ne peux pas être plus en sécurité que dans le fief de Luke. Je suis censé être le « Caucasien Noir », là-bas, d’après ce qu’on m’a dit. J’éviterai les ruelles obscures. Mais Bennie ne tentera rien contre un invité du gouverneur.
13
Evers, Mississippi, songea Barron tandis que l’avion se posait sur la piste, ça fait une sacrée paye depuis la dernière fois, le jour de l’entrée en fonction de Luke comme premier gouverneur de couleur, visages familiers de Berkeley New York Los Angeles – tous les Bébés Bolcheviques ayant montré patte noire avaient convergé sur Evers comme les flics des stups sur une réunion de camés pour fêter la naissance de l’État noir. Seulement il n’y avait pas encore d’Evers à l’époque, c’est vrai, c’était la pièce de résistance de la plate-forme de Luke : « Une nouvelle capitale pour un nouveau Mississippi. »
Tu parles. Une nouvelle république de bananes, voilà ce qu’ils ont réussi à créer. Cent millions de dollars pour construire leur capitale bidon, et cinq ans après les finances sont à zéro et le Nouveau Mississippi réclame une subvention fédérale pour boucler son budget. Avec ça qu’ils risquent de la toucher ! Du pain et des jeux, voilà comment la C.J.S. a conquis le Mississippi. Beaucoup de jeux, surtout, et tintin pour le pain. Et il n’y a pas de raison que ça change avant longtemps, à moins que…
Fais gaffe, Barron ! se dit-il tandis que l’appareil roulait vers l’aérogare flambant neuve en ailes de mouette (à Evers, tout ce qui n’était pas à base de vieilles caisses en bois rafistolées appartenait au genre Expo mondiale). Tant que tu seras ici, ne songe même pas à des conneries comme ça, Luke serait trop content de profiter de l’occase en direct en couleurs vivantes. Tu trouves que tu n’as pas assez à faire avec Howards et compagnie pour jouer à Napoléon Ier ?
Tandis qu’ils approchaient des bâtiments de l’aérogare, il vit que les alentours du terrain étaient le siège d’une animation particulière. Une foule composée de Noirs typiques des taudis d’Evers et qu’il évalua à plus de deux mille personnes agitait des pancartes et des banderoles qu’il ne pouvait pas déchiffrer, des caméras de télévision étaient groupées autour d’une Cadillac noire d’un modèle récent, ainsi que des reporters et des photographes… mais le plus étrange dans tout ça était que par ce matin blême et gris sans le moindre rayon de soleil, chaque femme et chaque homme de cette foule portait une paire de lunettes noires.
L’avion s’immobilisa en bout de piste, la porte des passagers s’ouvrit et une massive passerelle de débarquement fut accolée au fuselage. Puis il y eut un bref remue-ménage à l’entrée de l’avion et deux policiers de l’État du Mississippi évoquant comme des frères par leur démarche et leur accoutrement n’importe quel flic blanc du Sud, mais noirs comme le proverbial as de pique, remontèrent le couloir central en roulant les épaules, jouissant visiblement de l’effet produit sur les passagers blancs, et s’arrêtèrent à hauteur de son siège.
— Monsieur Barron, fit le plus grand des deux avec une raideur pompeuse, veuillez nous suivre je vous prie.
— Hé, qu’est-ce qui vous prend ? fit Barron. Une arrestation ? Vous êtes fous ? Vous ne savez pas qui je suis ! Attendez que le gouverneur Greene…
Le plus petit des flics se mit à rire fraternellement :
— Ne vous inquiétez pas, mon vieux. Le grand patron est au courant. Ce n’est rien d’autre qu’une petite réception que nous avons ménagée pour le Caucasien Noir.
Oh, non ! pensa Barron tandis qu’il emboîtait le pas aux flics sous le regard ronchon des passagers condamnés à rester dans l’avion jusqu’à ce qu’il débarque. Il n’a pas pu faire ça ! C’est matériellement impossible dans un délai de douze heures ! Même Luke n’a pas pu organiser ça si vite… à moins qu’il n’ait tout préparé d’avance, juste en cas… Rastus ! Sacré fils de pute ! La Cadillac, les flics, la foule, les caméras de télé… Non, ce n’est pas possible ! Jésus à bicyclette !
Mais à l’instant même où il déboucha sur la passerelle dans l’air froid du matin, les flashes se mirent à crépiter et la foule disparate entonna ce qui ne pouvait être qu’un slogan préparé à l’avance :
— Bug Jack Barron ! Bug Jack Barron ! Bug Jack Barron !
Plissant les yeux sous l’éclat répété des flashes, Barron distingua les panneaux brandis par la foule – posters géants le représentant sur fond kinesthopique noir semblable à celui qu’il utilisait dans son émission et proclamant en lettres sanguinolentes : « Bug Jack Barron ! » ; portraits de lui en noir et blanc avec : « Jack Barron » en lettres blanches sur tout le haut, et : « Le Caucasien Noir » en lettres noires sur tout le bas ; pancartes blanches ornées d’un contour simplifié de visage portant des lunettes noires opaques, sans aucune inscription.