Pourquoi pas ? Mettre Bennie sur la sellette, et lui passer les bandes… Qu’est-ce qu’il peut faire ? Me poursuivre pour diffamation alors que c’est sa propre voix qui l’accuse ? Sais pas, mieux vaut peut-être demander d’abord aux avocats. Les bandes magnétiques peuvent être truquées, et ne servent pas de preuve auprès des tribunaux. Ça veut dire que je suis obligé de trouver un autre moyen pour l’accuser de meurtre si je ne veux pas me retrouver avec un procès sur les bras ? À moins que je ne me serve des bandes pour le faire avouer sur les ondes… ça ne devrait pas être très difficile à faire. On dirait qu’il débloque complètement maintenant, d’après les yeux qu’il avait… j’y arriverais peut-être. C’est sûr que ce serait un beau coup, mais dangereux comme tout s’il ne se laisse pas bluffer. Mieux vaut y réfléchir, et demander conseil… peut-être les avocats du G.O.P… ?
La porte s’entrouvrit, et un homme brun vêtu d’une tunique blanche, visiblement un docteur, passa la tête à l’intérieur et dit :
— Ah, monsieur Howards. Il est éveillé. C’est fini.
Benedict Howards entra dans la chambre à la suite du médecin.
— Eh bien, examinez-le tout de suite, Palacci, et dites-moi si cela a pris.
— Inutile, monsieur Howards. S’il est éveillé maintenant c’est que l’opération a réussi. Le seul danger était que le traitement immunosuppressif échoue et qu’apparaisse une réaction d’allergie aux greffons. C’est une chose qui arrive, voyez-vous, environ deux fois sur cent. Mais si c’était le cas, il serait probablement plongé dans le coma avec une forte fièvre. En fait, il serait sans doute déjà mort. Mais tout s’est bien passé, il est immortel et en bonne santé, et la femme aussi.
— Sara ! s’écria Barron avec un sentiment de culpabilité. Comment va-t-elle ?
— Elle va parfaitement bien, fit Howards dont le regard avait le même éclat de démence que la dernière fois (combien de temps s’était écoulé ?) dans son bureau… Elle est immortelle maintenant, tout comme vous et moi. Qu’est-ce que vous en dites, Barron, quel effet cela vous fait-il de vous réveiller immortel, de sentir cette odeur de pins, de vous dire que vous ne mourrez jamais… aussi longtemps que vous coopérerez, bien sûr… ?
— Je ne sens rien, Howards, dit Barron, sur ses gardes. Je ne me sens pas du tout différent. Et qu’est-ce qui me prouve que vous ne m’avez pas ouvert puis refermé, ou simplement mis en sommeil pendant… combien de temps, au fait ? Quel jour sommes-nous ?
— Nous sommes lundi, répondit Palacci. Vous êtes resté…
Benedict Howards leva la main pour l’interrompre :
— Laissez-moi parler. Quand peut-il se lever ? J’ai quelques petites choses à montrer à Mr Barron. Il est temps qu’il sache qui commande pour de bon.
— Après quarante heures de sommeil artificiel, il pourrait se lever maintenant. Ce n’est pas une opération majeure techniquement parlant. Nous n’avons pas besoin d’implanter les greffons très profondément.
— Dans ce cas, allez lui chercher ses vêtements, dit Howards. Mr Barron et moi nous avons quelques mots à nous dire en privé.
Tandis que le docteur sortait en refermant la porte derrière lui, Barron s’adossa à la tête de lit. Il se sentit étonnamment fort et beaucoup plus maître de la situation qu’allongé sur le dos.
— Allez-y, Howards, dit-il. Prouvez-moi que je suis immortel. J’avoue que je n’ai pas la moindre idée de ce que je devrais ressentir, mais jusqu’à présent je n’ai eu aucune autre assurance que votre parole. Et vous savez le grand cas que je fais de votre parole, Bennie. N’oubliez pas les bandes. Vous avez intérêt à être compréhensif pour que je ne sois pas en colère. Et tant que je ne suis pas en colère, vous avez une chance de continuer à vivre.
— Vous et vos sacrées bandes, ricana Howards. Une fois rentré à New York, vous allez m’expédier toutes les copies et nous en ferons un bon feu de joie.
Barron ne put réprimer un sourire. Il est complètement dingue, se dit-il.
— De quelle planète venez-vous, Bennie ? Prouvez-moi que vous avez rempli votre part du marché et je vous laisserai peut-être tranquille. Je dis bien peut-être – ça dépendra de mon humeur du moment. Mais une chose est sûre, ces bandes appartiennent à bibi et je m’en servirai pour vous garder – pardonnez-moi l’expression – dans le droit chemin. La peine encourue pour un meurtre est la chaise électrique, et vous feriez bien de ne pas l’oublier.
— J’essaierai, Barron, fit Howards (mais ses yeux de paranoïaque riaient. Riaient !). Et vous feriez bien de ne pas l’oublier non plus. Vous êtes immortel, et je vais vous le prouver. Je vais tout vous montrer, vous faire faire la visite des lieux, et vous allez voir comment on vous a rendu immortel. Vous n’aurez pas besoin d’autre preuve, pour ça vous pouvez me faire confiance.
— Vous radotez, Howards. En quoi cela prouverait-il quoi que ce soit ?
Benedict Howards éclata de rire, et la certitude glacée de son regard paranoïaque emplit Barron d’une mortelle appréhension. D’une façon ou d’une autre, Howards ne doutait pas un seul instant de son triomphe.
— Chaque chose en son temps, dit-il. Vous verrez. Vous verrez pourquoi j’avais intérêt depuis le début à vous rendre immortel. Peut-être que ces bandes magnétiques mettent ma vie entre vos mains, mais ce qui met la vôtre entre les miennes c’est votre propre immortalité. Je vous possède sur toute la ligne, Barron, vous êtes ma créature maintenant, et vous ne pourrez plus jamais l’oublier. Mais attendez que vos vêtements arrivent, et je vous le prouverai. Oh, oui, je vous le prouverai !
— Voyez-vous, Barron, d’après ce qu’ils m’ont expliqué, tout réside dans les glandes, fit Benedict Howards tandis que l’ascenseur s’immobilisait après une longue descente dans les entrailles de l’hôpital.
Ça ne m’étonnerait pas de voir un souterrain humide à la Frankenstein, pensa Barron tandis que la porte de l’ascenseur coulissait silencieusement pour révéler un banal corridor d’hôpital aux murs blancs sans fenêtres baignés d’une lumière fluorescente.
— Question d’équilibre endocrinien, paraît-il, continua Howards en emboîtant le pas aux deux gardes armés, pistolets à l’étui mais bien en évidence, qui étaient descendus avec eux dans l’ascenseur.
Apparemment, ils avaient des ordres précis, car Howards ne leur avait pas adressé un seul mot depuis qu’ils avaient quitté la chambre d’hôpital. Il avait seulement débité un tas de propos incohérents sur les hormones et les glandes. Barron l’écoutait à peine. Le regard lointain et vitreux de Howards, son débit de mitraillette et sa façon de tourner la tête de tous les côtés comme un oiseau apeuré lui semblaient on ne peut plus éloquents. Bennie avait fini par perdre complètement les pédales. Et ce putain de jargon médical dont je suis sûr qu’il ne comprend pas la moitié…
Oui, mais c’est là le hic, se dit Barron. Si c’était vraiment un attrape-couillon il aurait appris sa leçon par cœur et ce serait à peu près cohérent. Bennie n’est pas assez vicieux pour jouer la comédie à ce point. Ce qui signifie…
C’est pour de bon. Du moins, il y a des chances. L’immortalité. Peut-être que je l’ai vraiment, qu’il ne me fait pas marcher ? Immortel ! Je ne sens aucune différence, mais après tout je suis jeune et en bonne santé, et si c’est vrai je ne me sentirai jamais différent, ni maintenant ni dans un million d’années…