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Il arrivait que le vieux Krafft entremêlât ses récits enthousiastes d’apostrophes indignées à l’adresse de son héros. Le patriote se réveillait en lui, et peut-être davantage au moment des défaites de l’Empereur que de la bataille d’Iéna. Il s’interrompait pour montrer le poing au fleuve, cracher avec mépris, et proférer des injures nobles, – il ne s’abaissait pas aux autres. – Il l’appelait: scélérat, bête féroce, homme sans moralité. Et si ce langage avait pour objet de rétablir dans l’esprit de l’enfant le sens de la justice, il faut avouer qu’il manquait son but; car la logique enfantine risquait fort de conclure: «Si un grand homme comme celui-là n’avait pas de moralité, c’est donc que la moralité n’est pas grand’chose, et que la première affaire, c’est d’être un grand homme.» Mais le vieux était loin de se douter des pensées qui trottinaient à ses côtés.

Ils se taisaient tous deux, ruminant, chacun à sa façon, ces histoires admirables; – à moins que, sur le chemin, grand-père ne rencontrât un de ses nobles clients, faisant une promenade. Il s’arrêtait alors indéfiniment, saluait très bas, et prodiguait les formules d’obséquieuse politesse. L’enfant en rougissait, sans comprendre pourquoi. Mais grand-père avait au fond du cœur le respect des puissances établies, des personnes «arrivées»; et il était possible qu’il n’aimât tant les héros dont il contait l’histoire, que parce qu’il voyait en eux des gens mieux arrivés, et plus haut que les autres.

Quand il faisait très chaud, le vieux Krafft s’asseyait sous un arbre, et il ne tardait pas à faire un petit somme. Alors Christophe s’asseyait près de lui, sur un talus de pierres branlantes, sur une borne, ou sur quelque haut siège bizarre et incommode; et il balançait ses petites jambes, en chantonnant et en rêvassant. Ou bien, il se couchait sur le dos, et regardait courir les nuages: ils avaient l’air de bœufs, de géants, de chapeaux, de vieilles dames, d’immenses paysages. Il causait tout bas avec eux; il s’intéressait au petit nuage, que le gros allait dévorer; il avait peur de ceux qui étaient très noirs, presque bleus, ou qui couraient très vite. Il lui semblait qu’ils tenaient une place énorme dans la vie; et il était surpris que son grand-père et sa mère n’y fissent pas attention. C’étaient de terribles êtres, s’ils voulaient faire du mal. Heureusement, ils passaient, bonasses, un peu grotesques, et ils ne s’arrêtaient pas. L’enfant finissait par avoir le vertige de trop regarder, et il gigotait des pieds et des mains, comme s’il allait tomber dans le ciel. Ses paupières clignotaient, le sommeil le gagnait… Silence. Les feuilles doucement frémissent et tremblent au soleil, une vapeur légère passe dans l’air, les mouches indécises se balancent, en ronflant comme un orgue; les sauterelles ivres d’été crissent avec une âpre allégresse: tout se tait… Sous la voûte des bois, le cri du pivert a des timbres magiques. Au loin, dans la plaine, une voix de paysan interpelle ses bœufs; le sabot d’un cheval sonne sur la route blanche. Les yeux de Christophe se ferment. Près de lui, une fourmi chemine sur une branche morte en travers d’un sillon. Il perd conscience… Des siècles ont passé. Il se réveille. La fourmi n’a pas encore fini de traverser la brindille.

Grand-père dormait trop longtemps quelquefois; son visage devenait rigide, son long nez se tirait, sa bouche s’ouvrait en long. Christophe le regardait avec inquiétude et craignait de voir sa tête se changer en une forme fantastique. Il chantait plus fort pour le réveiller, ou il se laissait dégringoler à grand fracas de son talus de pierres. Un jour, il inventa de lui jeter à la figure quelques aiguilles de pin, et de lui dire qu’elles étaient tombées de l’arbre. Le vieux le crut: cela fit bien rire Christophe. Mais il eut la mauvaise idée de recommencer; et, juste au moment où il levait la main, il vit les yeux de grand-père qui le regardaient. Ce fut une méchante affaire: le vieux était solennel et n’admettait point la raillerie sur le respect qu’on lui devait; ils restèrent en froid pendant plus d’une semaine.

Plus le chemin était mauvais, plus Christophe le trouvait beau. La place de chaque pierre avait un sens pour lui; il les connaissait toutes. Le relief d’une ornière lui semblait un accident géographique, à peu près du même ordre que le massif du Taunus. Il portait dans sa tête la carte des creux et des bosses de tout le pays qui s’étendait à deux kilomètres autour de la maison. Aussi, quand il changeait quelque chose à l’ordre établi dans les sillons, ne se croyait-il pas beaucoup moins important qu’un ingénieur avec une équipe d’ouvriers; et lorsque avec son talon il avait écrasé la crête sèche d’une motte de terre et comblé la vallée qui se creusait au bas, il pensait n’avoir point perdu sa journée.

Parfois, on rencontrait sur la grande route un paysan dans sa carriole. Il connaissait grand-père. On montait auprès de lui. C’était le paradis sur terre. Le cheval filait vite, et Christophe riait de joie, à moins qu’on ne vînt à croiser d’autres promeneurs: alors, il prenait un air grave et dégagé, comme quelqu’un qui est habitué à aller en voiture; mais son cœur était inondé d’orgueil. Grand-père et l’homme causaient, sans s’occuper de lui. Blotti entre leurs genoux, écrasé par leurs cuisses, à peine assis, et souvent pas assis du tout, il était parfaitement heureux; il causait tout haut, sans s’inquiéter des réponses. Il regardait remuer les oreilles du cheval. Quelles bêtes étranges que ces oreilles! Elles allaient de tous côtés, à droite, à gauche, elles pointaient en avant, elles retombaient de côté, elles se retournaient en arrière, d’une façon si burlesque qu’il riait aux éclats. Il pinçait son grand-père pour les lui faire remarquer. Mais grand-père ne s’y intéressait pas. Il repoussait Christophe, en lui disant de le laisser tranquille. Christophe réfléchissait: il pensait que quand on est grand, on ne s’étonne plus de rien, on est fort, on connaît tout. Et il tâchait d’être grand, lui aussi, de cacher sa curiosité, de paraître indifférent.

Il se taisait. Le roulement de la voiture l’assoupissait. Les grelots du cheval dansaient. Ding, ding, dong, ding. Des musiques s’éveillaient dans l’air; elles voletaient autour des sonnailles argentines, comme un essaim d’abeilles; elles se balançaient gaiement sur le rythme de la carriole; c’était une source intarissable de chansons: l’une succédait à l’autre. Christophe les trouvait superbes. Il y en eut une surtout qui lui parut si belle qu’il voulut attirer l’attention de grand-père. Il la chanta plus fort. On n’y prit pas garde. Il la recommença, sur un ton au-dessus, – puis encore une fois, à tue-tête, – tant que le vieux Jean-Michel lui dit avec irritation: «Mais à la fin, tais-toi! tu es assommant avec ton bruit de trompette!» – Cela lui coupa la respiration; il rougit jusqu’au nez, et se tut, mortifié. Il écrasait de son mépris les deux lourds imbéciles, qui ne comprenaient pas ce que son chant avait de sublime, un chant qui ouvrait le ciel! Il les trouva très laids, avec leur barbe de huit jours; et ils sentaient mauvais.

Il se consola en regardant l’ombre du cheval. C’était là encore un spectacle étonnant. Cette bête toute noire courait le long de la route, couchée sur le côté. Le soir, en revenant, elle couvrait une partie de la prairie; on rencontrait une meule, la tête montait dessus et se retrouvait à sa place, quand on avait passé; le museau était tiré comme un ballon crevé; les oreilles étaient grandes et pointues comme des cierges. Était-ce vraiment une ombre, ou bien était-ce un être? Christophe n’eût pas aimé se rencontrer seul avec elle. Il n’aurait pas couru après, comme il faisait après l’ombre de grand-père, pour lui marcher sur la tête et piétiner dessus. – L’ombre des arbres, quand le soleil tombait, était aussi un objet de méditations. Elle formait des barrières en travers de la route. Elle avait l’air de fantômes tristes et grotesques, qui disaient: «N’allez pas plus loin»; et les essieux grinçants et les sabots du cheval répétaient: «Pas plus loin!»