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Romain Rolland

Jean-Christophe Tome IV

La Révolte

(1905)

I. SABLES MOUVANTS

Libre!… Libre des autres et de soi!… Le réseau de passions, qui le liaient depuis un an, venait brusquement de se rompre. Comment? Il n’en savait rien. Les mailles avaient cédé à la poussée de son être. C’était une de ces crises de croissance, où les natures robustes déchirent violemment l’enveloppe morte d’hier, l’âme ancienne où elles étouffent.

Christophe respirait à pleins poumons, sans bien comprendre ce qui était arrivé. Un tourbillon de bise glacée s’engouffrait sous la grande porte de la ville, quand il rentra, venant d’accompagner Gottfried. Les gens baissaient la tête contre l’ouragan. Les filles allant à l’ouvrage luttaient avec dépit contre le vent qui se jetait dans leurs jupes; elles s’arrêtaient pour souffler, le nez et les joues rouges, l’air rageur; elles avaient envie de pleurer. Christophe riait de joie. Il ne pensait pas à la tourmente. Il pensait à l’autre tourmente, dont il venait de sortir. Il regardait le ciel d’hiver, la ville enveloppée de neige, les gens qui passaient en luttant; il regardait autour de lui, en lui: rien ne le liait plus à rien. Il était seul… Seul! Quel bonheur d’être seul, d’être à soi! Quel bonheur d’avoir échappé à ses chaînes, à la torture de ses souvenirs, à l’hallucination des figures aimées et détestées! Quel bonheur de vivre enfin, sans être la proie de la vie, d’être devenu son maître!…

Il rentra dans sa maison, blanc de neige. Il se secoua gaiement, comme un chien. En passant près de sa mère, qui balayait le corridor, il l’enleva de terre, avec des cris inarticulés et affectueux, comme on en dit aux petits enfants. La vieille Louisa se débattait dans les bras de son fils, mouillé de neige qui fondait; et elle l’appela: «gros bête!» en riant d’un bon rire enfantin.

Il monta dans sa chambre, quatre à quatre. Il pouvait à peine se voir dans sa petite glace, tant le jour était sombre. Mais son cœur jubilait. Sa chambre étroite et basse, où il avait peine à remuer, lui semblait un royaume. Il ferma la porte à clef, et rit de contentement. Enfin, il allait se retrouver! Depuis combien de temps s’était-il perdu! Il avait hâte de se plonger dans sa pensée. Elle lui apparaissait comme un grand lac qui se fondait au loin dans la brume dorée. Après une nuit de fièvre, il se tenait au bord, les jambes baignées par la fraîcheur de l’eau, le corps caressé par la brise d’un matin d’été. Il se jeta à la nage; il ne savait où il allait, et peu lui importait: c’était la joie de nager au hasard. Il se taisait, riant, écoutant les mille bruits de son âme; elle fourmillait d’êtres. Il n’y distinguait rien, la tête lui tournait; il n’éprouvait qu’un bonheur éblouissant. Il jouit de sentir ces forces inconnues; et, remettant paresseusement à plus tard de faire l’essai de son pouvoir, il s’engourdit dans l’orgueilleuse ivresse de cette floraison intérieure qui, comprimée depuis des mois, éclatait comme un printemps soudain.

Sa mère l’appelait à déjeuner. Il descendit la tête étourdie, ainsi qu’après une journée au grand air; une telle joie rayonnait en lui que Louisa lui demanda ce qu’il avait. Il ne répondit pas; il la prit par la taille et la força à faire un tour de danse autour de la table, où la soupière fumait. Louisa, essoufflée, cria qu’il était fou; puis elle frappa des mains:

– Mon Dieu! fit-elle, inquiète. Je parie qu’il est de nouveau amoureux!

Christophe éclata de rire. Il lança sa serviette en l’air:

– Amoureux!… s’écria-t-il. Ah! bon Dieu!… Non, non! c’est assez! Tu peux être tranquille. C’est fini, fini, pour toute la vie fini!… Ouf!

Il but un grand verre d’eau.

Louisa le regardait rassurée, hochait la tête, souriait:

– Beau serment d’ivrogne! dit-elle. Il y en a pour jusqu’au soir.

– C’est toujours cela de gagné, répondit-il, de bonne humeur.

– Bien sûr! fit-elle. Alors, qu’est-ce que tu as qui te rend si content?

– Je suis content. Voilà!

Les coudes sur la table, assis en face d’elle, il voulut lui conter tout ce qu’il ferait plus tard. Elle l’écoutait avec un affectueux scepticisme, et lui faisait remarquer doucement que la soupe refroidissait. Il savait qu’elle n’entendait pas ce qu’il disait: mais il n’en avait cure: c’était pour lui-même qu’il parlait.

Ils se regardaient en souriant: lui, parlant; elle, n’écoutant guère. Bien qu’elle fût fière de son fils, elle n’attachait pas grande importance à ses projets artistiques; elle pensait: «Il est heureux: c’est l’essentiel.» – Tout en se grisant de ses discours, il regardait la chère figure de sa mère, avec son fichu noir sévèrement serré autour de la tête, ses cheveux blancs, ses yeux jeunes qui le couvaient d’amour, son beau calme indulgent. Il lisait toutes ses pensées en elle. Il lui dit, en plaisantant:

– Cela t’est bien égal, hein? tout ce que je te raconte? Elle protesta faiblement:

– Mais non, mais non!

Il l’embrassa:

– Mais si, mais si! Va, ne t’en défends pas. Tu as raison. Aime-moi seulement. Je n’ai pas besoin qu’on me comprenne, – ni toi, ni personne. Je n’ai plus besoin de personne, ni de rien, maintenant: j’ai tout en moi…

– Allons, fit Louisa, le voilà avec une autre folie, à présent!… Enfin, puisqu’il lui en faut une, j’aime encore mieux celle-là.

*

Bonheur délicieux de se laisser flotter sur le lac de sa pensée!… Couché au fond d’une barque, le corps baigné de soleil, le visage baisé par le petit air frais qui court à la surface de l’eau, il s’endort, suspendu sur le ciel. Sous son corps étendu, sous la barque balancée, il sent l’onde profonde; sa main nonchalamment y plonge. Il se soulève; et, le menton appuyé sur le rebord du bateau, comme quand il était enfant, il regarde passer l’eau. Il voit des miroitements d’être étranges, qui filent comme des éclairs… D’autres, d’autres encore… Jamais ils ne sont les mêmes. Il rit au spectacle fantastique qui se déroule en lui; il rit à sa pensée; il n’a pas le besoin de la fixer. Choisir, pourquoi choisir dans ces milliers de rêves? Il a bien le temps!… Plus tard!… Quand il voudra, il n’aura qu’à jeter ses filets, pour retirer les monstres qu’il voit luire dans l’eau. Il les laisse passer… Plus tard!…

La barque flotte au gré du vent tiède et du courant insensible. Il fait doux, soleil, et silence.

*

Languissamment enfin, il laisse tomber les filets. Penché sur l’eau qui grésille, il les suit du regard, jusqu’à ce qu’ils aient disparu. Après quelques minutes de torpeur, il les ramène sans hâte; à mesure qu’il les tire, ils deviennent plus lourds; au moment de les sortir, il s’arrête pour prendre haleine. Il sait qu’il tient sa proie, il ne sait quelle est sa proie; il prolonge le plaisir de l’attente.

Enfin, il se décide: les poissons aux cuirasses irisées apparaissent hors de l’eau; ils se tordent comme un nid de serpents. Il les regarde curieusement, il les remue du doigt; il veut prendre les plus beaux, un instant, dans sa main; mais à peine les a-t-il sortis de l’eau que leurs nuances pâlissent, ils se fondent entre ses doigts. Il les rejette dans l’eau, et recommence à pêcher. Il est plus avide de voir, l’un après l’autre, tous les rêves qui s’agitent en lui, que d’en garder aucun: ils lui semblent plus beaux, quand ils flottent librement dans le lac transparent…