Au milieu du torrent des intérêts et des passions boueuses, le regard et le cœur d’Olivier étaient attirés par des îlots indépendants, les petits groupes de vrais croyants, qui émergeaient ça et là, comme des fleurs sur l’eau. L’élite a beau vouloir se mêler à la foule: elle va toujours à l’élite, – l’élite de toutes les classes et de tous les partis, – ceux qui portent le feu. Et son devoir sacré, c’est de veiller à ce que le feu ne s’éteigne point.
Olivier avait déjà fait son choix.
À quelques maisons de la sienne, était une échoppe de savetier, un peu en contre-bas de la rue, – quelques planches clouées ensemble, avec des vitres et des carreaux de papier. On y descendait par trois marches, et il fallait baisser le dos pour s’y tenir debout. Il y avait juste la place pour un rayon de savates et deux escabeaux. Tout le jour, on entendait, selon la tradition du savetier classique, le maître de céans chanter. Il sifflait, tapait ses semelles, braillait d’une voix enrouée des gaudrioles et des chansons révolutionnaires ou interpellait à travers son bocal les voisines qui passaient. Une pie à l’aile cassée, qui se promenait sur le trottoir en sautillant, venait d’une loge de concierge lui rendre visite. Elle se posait sur la première marche, à l’entrée de l’échoppe, et regardait le savetier. Il s’interrompait un moment pour lui dire des grivoiseries, d’un ton flûté, ou il lui sifflait l’Internationale. Elle restait, le bec levé, écoutant gravement; de temps en temps, elle faisait un plongeon, le bec en avant comme pour saluer, elle battait gauchement des ailes pour retrouver son équilibre; puis elle virait soudain, plantant là son interlocuteur au milieu d’une phrase, et d’une aile et d’un aileron s’envolait sur le dossier d’un banc, d’où elle narguait les chiens du quartier. Alors, le gniaf se remettait à battre ses empeignes; et la fuite de son auditrice ne l’empêchait pas de continuer jusqu’au bout le discours interrompu.
Il avait cinquante-six ans, l’air jovial et bourru, de petits yeux rieurs sous d’énormes sourcils, le crâne chauve au sommet qui s’élevait comme un œuf au-dessus d’un nid de cheveux, des oreilles poilues, une gueule noire et brèche-dents qui s’ouvrait comme un puits, dans des accès de rire, une barbe hirsute et malpropre, où il fourrageait à pleines mains, de ses pinces volumineuses et noires de cirage. Il était connu dans le quartier sous le nom de père Feuillet, dit Feuillette, dit papa La Feuillette – on disait La Fayette, pour le faire enrager: car le vieux, en politique, arborait des opinions écarlates; tout jeune il avait été mêlé à la Commune, condamné à mort, finalement déporté; il était fier de ses souvenirs et associait dans ses rancunes Badinguet, Gallifet et Foutriquet. Il était assidu aux meetings révolutionnaires, et enthousiaste de Coquard, pour l’idéal vengeur que celui-ci prophétisait avec une si belle barbe et une voix de tonnerre. Il ne manquait pas un de ses discours, il buvait ses paroles, riait de ses plaisanteries à mâchoire déployée, écumait de ses invectives, jubilait des combats et du paradis promis. Le lendemain, à l’échoppe, il relisait dans son journal le résumé des discours; il le relisait tout haut, pour lui et pour son apprenti; afin de mieux le savourer, il se le faisait lire et calottait l’apprenti quand il sautait une ligne. Aussi, n’était-il pas souvent exact à livrer l’ouvrage aux dates promises; en revanche, c’était de l’ouvrage solide: il usait les pieds, mais il était inusable.
Le vieux avait avec lui un petit-fils de treize ans, bossu, malingre et rachitique, qui lui servait d’apprenti. La mère à dix sept ans, avait fui sa famille, pour filer avec un mauvais ouvrier, devenu apache, qui ne tarda pas à être pris, condamné, et disparut. Restée seule avec l’enfant, rejetée par les siens, elle éleva le petit Emmanuel. Elle avait reporté sur lui l’amour et la haine qu’elle avait pour son amant. C’était une femme d’un caractère violent, maladivement jaloux. Elle aimait son enfant avec emportement, le malmenait brutalement, puis, quand il était malade, elle était folle de désespoir. Dans ses jours de mauvaise humeur, elle le couchait sans dîner, sans un morceau de pain. Quand elle le traînait par la main dans les rues, s’il était fatigué, s’il ne pouvait plus avancer et se laissait choir par terre, elle le relevait d’un coup de pied. Elle avait un langage incohérent, et passait des larmes à une excitation de gaîté hystérique. Elle était morte. Le grand-père avait recueilli le petit, alors âgé de six ans. Il l’aimait bien; mais il avait sa manière de le lui témoigner: elle consistait à rudoyer l’enfant, à le nommer d’injures variées, à lui allonger les oreilles, à le claquer du matin au soir, afin de lui apprendre son métier: et il lui inculquait en même temps son catéchisme social et anticlérical.
Emmanuel savait que le grand-père n’était pas méchant; mais il était toujours prêt à lever le coude pour parer les gifles; le vieux lui faisait peur, surtout les soirs de ribote. Car le père la Feuillette n’avait pas volé son surnom: il se pochardait deux ou trois fois par mois; alors il parlait à tort et à travers, il riait, il faisait le faraud, et cela finissait par quelques bourrades au petit. Plus de bruit que de mal. Mais l’enfant était craintif; son état souffreteux le rendait plus sensible; il avait une intelligence précoce, et tenait de sa mère un cœur farouche et déréglé. Il était bouleversé par les brutalités du grand-père, comme par ses déclamations révolutionnaires. Tout résonnait en lui des impressions du dehors, comme l’échoppe qui tremblait au passage des lourds omnibus. Dans son imagination affolée se mêlaient en des vibrations de clocher, ses sensations journalières, ses grandes douleurs d’enfant, les lamentables souvenirs d’une expérience prématurée, les récits de la Commune, des bribes de cours du soir, de feuilletons de journaux, de discours de meetings, et les instincts sexuels, troubles et torrentueux, qui lui venaient des siens. Le tout formait ensemble un monde de rêve, monstrueux, marécage dans la nuit, d’où se détachaient des jets d’espoir éblouissant.
Le savetier traînait son apprenti au cabaret, chez Aurélie. Ce fut là qu’Olivier remarqua le petit bossu qui avait une voix d’hirondelle. Parmi ces ouvriers avec qui il ne causait guère, il avait eu tout le temps d’étudier la figure maladive de l’enfant, au front proéminent, son air sauvage et humilié; il avait assisté aux grossièretés joviales qu’on lui disait, et dont les traits du petit se crispaient en silence. Il avait vu, à certaines palabres révolutionnaires, ses yeux de velours marron rayonner de l’extase chimérique du bonheur futur, – ce bonheur, qui, même s’il devait se réaliser jamais, ne changerait pas grand chose à sa chétive destinée. À ces instants, son regard illuminait son visage ingrat, le faisait oublier. La belle Berthe elle-même en fut frappée; un jour, elle le lui dit et sans crier gare, le baisa sur la bouche. L ’enfant sursauta, pâlit de saisissement, et se rejeta en arrière, avec dégoût. La fille n’eut pas le temps de le remarquer: elle était déjà occupée à se quereller avec Joussier. Seul, Olivier s’aperçut du trouble d’Emmanueclass="underline" il suivait des yeux le petit, qui s’était reculé dans l’ombre, les mains tremblantes, le front baissé, regardant en dessous, jetant de côté sur la fille des coups d’œil ardents et irrités. Il se rapprocha de lui, il lui parla doucement, poliment, l’apprivoisa… Quel bien peut faire la douceur de manières à un cœur sevré d’égards! C’est une goutte d’eau qu’une terre aride boit avidement. Il ne fallut que quelques mots, un sourire pour que, dans le secret de son cœur, le petit Emmanuel se donnât à Olivier et décidât qu’Olivier était à lui. Après, quand il le rencontra dans la rue, et découvrit qu’ils étaient voisins, ce lui fut un signe mystérieux du destin qu’il ne s’était pas trompé. Il guettait le passage d’Olivier devant l’échoppe, pour lui adresser le bonjour; et s’il arrivait qu’Olivier, distrait, ne regardât pas de son côté, Emmanuel en était froissé.