Выбрать главу

– Tu as de la peine. Pourquoi?

Emmanuel ne voulait pas parler. Olivier insista affectueusement. Le petit persistait à se taire; mais sa mâchoire tremblait, comme s’il était près de pleurer. Olivier le prit par le bras et l’emmena chez lui. Bien qu’il éprouvât, lui aussi, pour la laideur et pour la maladie, cette répulsion instinctive et cruelle dont ne peuvent se défendre ceux qui ne sont pas nés avec des âmes de sœurs de charité, il n’en laissait rien voir.

– On t’a fait de la peine?

– Oui.

– Qu’est-ce qu’on t’a fait?

Le petit débonda son cœur. Il dit qu’il était laid. Il dit que ses camarades avaient dit que leur révolution n’était pas pour lui.

– Elle n’est pas pour eux non plus, mon petit ni pour nous. Ce n’est pas l’affaire d’un jour. On travaille pour ceux qui viendront après nous.

Le petit était déçu que ce fût pour si tard.

– Est-ce que cela ne te fait pas plaisir de penser qu’on travaille pour donner le bonheur à des milliers de garçons comme toi, à des millions d’êtres?

Emmanuel soupira et dit:

– Ça serait pourtant bon, d’avoir un peu de bonheur, soi-même.

– Mon petit, il ne faut pas être un ingrat. Tu vis dans la plus belle ville, dans l’époque la plus riche en merveilles; tu n’es pas bête, et tu as de bons yeux. Penses à ce qu’il y a de choses à voir et à aimer autour de soi.

Il lui en montra quelques-unes.

L’enfant écoutait, hocha la tête et dit:

– Oui, mais on sera toujours enfermé dans cette peau!

– Mais non, tu en sortiras.

– Qu’est-ce que tu en sais?

Le petit fut stupéfait. Le matérialisme faisait partie du credo du grand-père; il pensait qu’il n’y avait que les calotins qui crussent à une vie éternelle. Il savait que son ami ne l’était point; et il se demanda si Olivier parlait sérieusement. Mais Olivier le tenant par la main, lui parla longuement de sa foi idéaliste, de l’unité de la vie sans limites, qui n’a ni commencement ni fin, et dont les milliards d’êtres et les milliards d’instants ne sont que les rayons de l’unique soleil. Mais il ne le lui disait pas sous cette forme abstraite. D’instinct, en lui parlant, il s’adaptait à la pensée de l’enfant: les antiques légendes, les imaginations matérielles et profondes des vieilles cosmogonies lui revenaient à l’esprit; moitié riant, moitié sérieux, il parlait de la métempsycose et de la succession des formes innombrables où l’âme coule et se filtre, comme une source qui passe de bassins en bassins. Il y mêlait des ressouvenirs chrétiens et les images du soir d’été qui les baignait tous deux. Il était assis près de la fenêtre ouverte: le petit, debout près de lui, et la main dans sa main. C’était un samedi soir. Les cloches sonnaient. Les premières hirondelles, revenues depuis peu, rasaient les murs des maisons. Le ciel lointain riait au-dessus de la ville, qui s’enveloppait d’ombre. L’enfant, retenant son souffle, écoutait le conte de fées que lui disait son grand ami. Et Olivier, à son tour, réchauffé par l’attention de son petit auditeur, se laissait prendre à ses propres récits.

Il est, dans la vie, des secondes décisives où, de même que s’allument tout d’un coup dans la nuit d’une grande ville les lumières électriques, s’allume dans l’âme obscure la flamme éternelle. Il suffit d’une étincelle qui jaillisse d’une autre âme et transmette à celle qui attend, le feu de Prométhée. Ce soir de printemps, la tranquille parole d’Olivier alluma dans l’esprit que recelait le petit corps difforme, comme une lanterne bossuée la lumière qui ne s’éteint plus.

Aux raisonnements d’Olivier, il ne comprenait rien, à peine les entendait-il. Mais ces légendes, ces images qui étaient pour Olivier de belles fables, des sortes de paraboles, en lui se faisaient chair, devenaient réalité. Le conte de fée s’animait, palpitait autour de lui. Et la vision qu’encadrait la fenêtre de la chambre, les hommes qui passaient dans la rue, les riches et les pauvres, et les hirondelles qui frôlaient les murs, et les chevaux harassés qui traînaient leur fardeau, et les pierres des maisons qui buvaient l’ombre du crépuscule, et le ciel pâlissant où mourait la lumière, – tout ce monde extérieur s’imprima brusquement en lui, comme un baiser. Ce ne fût qu’un éclair. Puis, cela s’éteignit. Il pensa à Rainette, et dit:

– Mais ceux qui vont à la messe, ceux qui croient au bon Dieu, c’est pourtant des toqués!

Olivier sourit:

– Ils croient, dit-il, comme nous. Nous croyons tous la même chose. Seulement, ils croient moins que nous. Ce sont des gens, qui pour voir la lumière, ont besoin de fermer leurs volets et d’allumer leur lampe. Ils mettent Dieu dans un homme. Nous avons de meilleurs yeux. Mais c’est toujours la même lumière que nous aimons.

Le petit retournait chez lui, par les rues sombres où les becs de gaz n’étaient pas encore allumés; Les paroles d’Olivier bourdonnaient dans sa tête. Il se disait qu’il est aussi cruel de se moquer des gens parce qu’ils ont de mauvais yeux que parce qu’ils sont bossus. Et il pensait à Rainette qui avait de jolis yeux; et il pensait qu’il les avait fait pleurer. Cela lui fut insupportable. Il revint sur ses pas, il alla à la maison du papetier. La fenêtre était encore entr’ouverte; il y coula doucement la tête et appela à voix basse:

– Rainette…

Elle ne répondit pas.

– Rainette! je te dis pardon.

La voix de Rainette, dans l’ombre dit:

– Méchant, je te déteste.

– Pardon, répéta-t-il.

Il se tut. Puis, dans un élan soudain, il dit, plus bas encore, troublé, un peu honteux:

– Rainette, tu sais, je crois aussi à des bons Dieux, comme toi.

– C’est vrai?

– C’est vrai.

Il le disait surtout par générosité. Mais, après l’avoir dit, il y croyait un peu.

Ils restèrent sans parler. Ils ne se voyaient pas. La belle nuit, dehors! Le petit infirme murmura:

– Il fera bon, quand on sera mort!…

On entendait le souffle léger de Rainette.

Il dit:

– Bonne nuit, petite grenouille.

La voix attendrie de Rainette dit:

– Bonne nuit.

Il partit allégé. Il était content que Rainette lui eût pardonné. Et, tout au fond de lui, il ne déplaisait pas au petit souffre-douleur, qu’une autre eût souffert par lui.

*

Olivier était rentré dans sa retraite. Christophe ne tarda pas à l’y rejoindre. Décidément, leur place n’était pas dans le mouvement social révolutionnaire. Olivier ne pouvait pas s’enrôler avec ces combattants. Et Christophe ne le voulait pas. Olivier s’en écartait au nom des faibles opprimés; Christophe, au nom des forts indépendants. Mais qu’ils se fussent retirés, celui-ci à la proue, celui-là à la poupe, ils n’en étaient pas moins sur le même bateau qui emportait l’armée des ouvriers et la société entière. Libre et sûr de sa volonté, Christophe contemplait avec un intérêt provocant, la coalition des prolétaires; il aimait à se retremper dans la cuve populaire: cela le détendait; il en sortait plus gaillard et plus frais. Il continuait de voir Coquard et prenait ses repas, de temps en temps, chez Aurélie. Une fois là, il ne se surveillait guère, il s’abandonnait à son humeur fantasque; le paradoxe ne l’effrayait pas; et il trouvait un malin plaisir à pousser ses interlocuteurs jusqu’aux extrêmes conséquences de leurs principes, absurdes et enragées. On ne savait jamais s’il parlait ou non sérieusement: car il se passionnait en parlant, et il finissait par oublier son intention paradoxale du début. L’artiste se laissait griser par l’ivresse des autres. En un de ces moments d’émotion esthétique, il improvisa, dans l’arrière-boutique d’Aurélie, un chant révolutionnaire, qui, aussitôt répété, dès le lendemain se répandit parmi les groupes ouvriers. Il se compromettait. La police le surveillait. Manousse, qui avait des intelligences au cœur de la place, fut averti par un de ses amis, Xavier Bernard, jeune fonctionnaire de la préfecture de police, qui se mêlait de littérature et se disait toqué de la musique de Christophe – (car le dilettantisme et l’esprit anarchique, s’étaient glissés jusque parmi les chiens de garde de la troisième République).