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– Je sais, je sais, dit Braun affectueusement. Les nerfs sont ébranlés. Ce sont les émotions des jours précédents. Ne parlez pas. Ne vous contraignez en rien. Vous êtes libre, vous êtes chez vous. On ne s’occupera pas de vous.

Il tint parole. Pour éviter de fatiguer son hôte, il tomba dans l’excès opposé: il n’osait plus causer, devant lui, avec sa femme; on parlait à voix basse, on marchait sur le bout des pieds; la maison devint muette. Il fallut que Christophe, agacé par cette affectation de silence chuchotant, priât Braun de continuer à vivre, comme par le passé.

Les jours suivants, on ne s’occupa donc plus de Christophe. Il restait assis pendant des heures, dans le coin d’une chambre, ou bien il circulait à travers la maison comme un homme qui rêve. À quoi pensait-il? Il n’aurait pu le dire. À peine s’il avait encore la force de souffrir. Il était anéanti. La sécheresse de son cœur lui faisait horreur. Il n’avait qu’un désir: être enterré avec «lui», et que tout fût fini. – Une fois, il trouva la porte du jardin ouverte, et il sortit. Mais ce lui fût une sensation si pénible de se retrouver dans la lumière qu’il revint précipitamment et se barricada dans sa chambre, volets clos. Les jours de beau temps le torturaient. Il haïssait le soleil. La nature l’accablait de sa brutale sérénité. À table, il mangeait en silence ce que Braun lui servait, et, les yeux fixés sur la table, il restait sans parler. Braun lui montra, un jour, dans le salon, un piano; Christophe s’en détourna avec terreur. Tout bruit lui était odieux. Le silence, le silence, et la nuit!… Il n’y avait plus en lui que le vide et le besoin du vide. Fini de sa joie de vivre, de ce puissant oiseau de joie qui jadis s’élevait, par élans emportés, en chantant! Des journées, assis dans sa chambre, il n’avait d’autre sensation de vivre que le pouls boiteux de l’horloge, dans la chambre voisine, qui lui semblait battre dans son cerveau. Et pourtant, le sauvage oiseau de joie était encore en lui, il avait de brusques envolées, il se cognait aux barreaux; et c’était au fond de l’âme un affreux tumulte de douleur, – «le cri de détresse d’un être demeuré seul dans une vaste étendue dépeuplée…»

La misère du monde est qu’on n’y a presque jamais un compagnon. Des compagnes peut-être, et des amis de rencontre. On est prodigue de ce beau nom d’ami. En réalité, on n’a guère qu’un ami dans la vie. Et bien rares ceux qui l’ont. Mais ce bonheur est si grand qu’on ne sait plus vivre, quand on ne l’a plus. Il remplissait la vie, sans qu’on y eût pris garde. Il s’en va: la vie est vide. Ce n’est pas seulement l’aimé qu’on a perdu, c’est toute raison d’aimer, toute raison d’avoir aimé. Pourquoi a-t-il vécu? Pourquoi a-t-on vécu?…

Le coup de cette mort était d’autant plus terrible pour Christophe qu’elle le frappait à un moment où son être se trouvait déjà secrètement ébranlé. Il est, dans la vie, des âges où s’opère, au fond de l’organisme, un sourd travail de transformation; alors le corps et l’âme sont plus livrés aux atteintes du dehors; l’esprit se sent affaibli, une tristesse vague le mine, une satiété des choses, un détachement de ce qu’on a fait, une incapacité de voir encore ce qu’on pourra faire d’autre. Aux âges où se produisent ces crises, la plupart des hommes sont liés par les devoirs domestiques: sauvegarde pour eux, qui leur enlève, il est vrai, la liberté d’esprit nécessaire pour se juger, s’orienter, se refaire une forte vie nouvelle. Que de tristesses cachées, que d’amers dégoûts!… Marche! Marche! Il te faut passer outre… La tâche obligée, le souci de la famille dont on est responsable, tiennent l’homme ainsi qu’un cheval qui dort debout et continue d’avancer, harassé, entre les brancards. – Mais l’homme tout à fait libre n’a rien qui le soutienne, à ces heures de néant, et qui le force à marcher. Il va, par habitude; il ne sait où il va. Ses forces sont troublées, sa conscience obscurcie. Malheur à lui si, dans ce moment où il est assoupi, un coup de tonnerre vient interrompre sa marche de somnambule! Il s’écroule…

*

Quelques lettres de Paris, qui finirent par le joindre, arrachèrent pour un instant Christophe à son apathie désespérée. Elles venaient de Cécile et de madame Arnaud. Elles lui apportaient des consolations. Pauvres consolations! Consolations inutiles… Ceux qui parlent sur la douleur ne sont pas ceux qui souffrent… Elles lui apportaient surtout un écho de la voix disparue… Il n’eût pas le courage de répondre; et les lettres se turent. Dans son abattement, il cherchait à effacer la trace… Disparaître. La douleur est injuste: tous ceux qu’il avait aimés n’existaient plus pour lui. Un seul être existait: celui qui n’existait plus. Pendant des semaines, il s’acharna à le faire revivre; il conversait avec lui; il lui écrivait:

– «Mon âme, je n’ai pas reçu ta lettre aujourd’hui. Où es-tu? Reviens, reviens, parle-moi, écris-moi!…»

Mais la nuit, malgré ses efforts, il ne parvenait pas à le revoir en rêve. On rêve peu à ceux qu’on a perdus, tant que leur perte nous déchire. Ils reparaissent plus tard, quand l’oubli vient.

Cependant, la vie du dehors, s’infiltrait peu à peu dans ce tombeau de l’âme, Christophe commença par réentendre les divers bruits de la maison et s’y intéresser sans qu’il s’en aperçût. Il sût à quelle heure la porte s’ouvrait et se fermait, combien de fois dans la journée, et de quelles façons différentes suivant les visiteurs. Il connut le pas de Braun; il s’imaginait voir le docteur, au retour de ses visites, arrêté dans le vestibule et accrochant son chapeau et son manteau, toujours de la même manière méticuleuse et maniaque. Et lorsqu’un des bruits accoutumés cessait de se faire entendre dans l’ordre prévu, il cherchait malgré lui la raison du changement. À table, il se mit à écouter machinalement la conversation. Il s’aperçut que Braun parlait presque toujours seul. Sa femme ne lui faisait que de brèves répliques. Braun n’était pas troublé du manque d’interlocuteurs; il racontait, avec sa bonhomie bavarde, les visites qu’il venait de faire et les commérages recueillis. Il arriva que Christophe le regardât, tandis que Braun parlait; Braun en était tout heureux, il s’ingéniait à l’intéresser.

Christophe tâcha de se reprendre à la vie… Quelle fatigue. Il se sentait vieux, vieux comme le monde!… Le matin, quand il se levait, quand il se voyait dans la glace, il était las de son corps, de ses gestes, de sa forme stupide. Se lever, s’habiller, pourquoi?… Il fit d’immenses efforts pour travailler: c’était à vomir! À quoi bon créer, puisque tout est destiné au néant? La musique lui était devenue impossible. On ne juge bien de l’art – (comme du reste) – que par le malheur. Le malheur est la pierre de touche. Alors seulement, on connaît ceux qui traversent les siècles, les plus forts que la mort. Bien peu résistent. On est frappé de la médiocrité de certaines âmes sur lesquelles on comptait – (des artistes qu’on aimait, des amis dans la vie). – Qui surnage? Que la beauté du monde sonne creux sous le doigt de la douleur!

Mais la douleur se lasse, et sa main s’engourdit. Les nerfs de Christophe se détendaient. Il dormait, dormait sans cesse. On eût dit qu’il ne parviendrait jamais à assouvir cette faim de dormir.

Et une nuit enfin, il eut un sommeil si profond qu’il ne s’éveilla que dans l’après-midi suivante. La maison était déserte. Braun et sa femme étaient sortis. La fenêtre était ouverte, l’air lumineux riait. Christophe se sentait déchargé d’un poids écrasant. Il se leva et descendit au jardin. Un rectangle étroit, enfermé dans de hauts murs, à l’aspect de couvent. Quelques allées sablées, entre des carrés de gazon et de fleurs bourgeoises; un berceau où s’enroulaient une treille et des roses. Un filet d’eau minuscule s’égouttait d’une grotte en rocaille; un acacia adossé au mur penchait ses branches odorantes sur le jardin voisin. Par delà s’élevait la vieille tour de l’église, en grès rouge. Il était quatre heures du soir. Le jardin se trouvait déjà dans l’ombre. Le soleil baignait encore la cime de l’arbre et le clocher rouge. Christophe s’assit sous la tonnelle, le dos tourné au mur, la tête renversée en arrière, regardant le ciel limpide parmi les entrelacs de la vigne et des roses. Il lui semblait s’éveiller d’un cauchemar. Un silence immobile régnait. Au-dessus de sa tête, une liane de rose languissamment pensait. Soudain, la plus belle, s’effeuilla, expira; la neige de ses pétales se répandit dans l’air. C’était comme une belle vie innocente qui mourait. Si simplement!… Dans l’esprit de Christophe, cela prit une signification d’une douceur déchirante. Il suffoqua; et, se cachant la figure dans ses mains, il sanglota…