Elle parla de son enfance: sa grand’mère l’emmenait chez une vieille amie qui habitait près de la cathédrale; tandis que les vieilles dames causaient, on l’envoyait dans le grand jardin, sur lequel pesait l’ombre de Münster. Elle s’asseyait dans un coin et elle ne bougeait plus; elle écoutait les frémissements des feuilles, elle épiait le fourmillement des insectes; et elle avait plaisir et peur. – Elle omettait de dire qu’elle avait peur des diables: son imagination en était obsédée; on lui avait conté qu’ils rôdaient autour des églises, sans oser y entrer; et elle croyait les voir sous la forme des bêtes: araignées, lézards, fourmis, tout le petit monde difforme qui grouillait sous les feuilles, sur la terre, ou dans les fentes des murs. – Ensuite, elle parla de la maison où elle vivait, de sa chambre sans soleil; elle s’en souvenait avec plaisir; elle y passait des nuits sans dormir, à se raconter des choses…
– Quelles choses?
– Des choses folles.
– Racontez.
Elle secoua la tête, pour dire que non.
– Pourquoi?
Elle rougit, puis rit, et ajouta:
– Et aussi le jour, pendant que je travaillais.
Elle y pensa un moment, rit de nouveau, et conclut:
– C’étaient des choses folles, des choses mauvaises.
Il dit, en plaisantant:
– Vous n’aviez donc pas peur?
– De quoi?
– D’être damnée?
Sa figure se glaça.
– Il ne faut pas parler de cela, dit-elle.
Il détourna la conversation. Il admira la force qu’elle avait montrée tout à l’heure, en luttant. Elle reprit son expression confiante et raconta ses prouesses de fillette – (elle disait: «de garçon», car, lorsqu’elle était enfant, elle eût voulu se mêler aux jeux et aux batailles des garçons). – Une fois, se trouvant avec un petit camarade, plus grand qu’elle de la tête, elle lui avait brusquement lancé un coup de poing, espérant qu’il répondrait. Mais il s’était sauvé, en criant qu’elle le battait. Une autre fois, à la campagne, elle avait grimpé sur le dos d’une vache noire qui passait; la bête effarée l’avait jetée contre un arbre: Anna avait failli se tuer. Elle s’avisa aussi de sauter par la fenêtre d’un premier étage, parce qu’elle s’était défiée elle-même de le faire; elle eût la chance d’en être quitte, avec une entorse. Elle inventait des exercices bizarres et dangereux, quand on la laissait seule à la maison; elle soumettait son corps, à des épreuves étranges et variées.
– Qui croirait cela de vous, dit-il, quand on vous voit si grave?…
– Oh! dit-elle, si l’on me voyait, certains jours dans ma chambre, quand je suis seule?
– Quoi, encore à présent?
Elle rit. Elle lui demanda – sautant d’un sujet à l’autre – s’il chassait. Il protesta que non. Elle dit qu’elle avait une fois tiré un coup de fusil sur un merle et qu’elle l’avait touché. Il s’indigna.
– Bon! dit-elle, qu’est-ce que cela fait?
– Vous n’avez donc pas de cœur?
– Je n’en sais rien.
– Ne pensez-vous pas que les bêtes sont des êtres comme nous.
– Si, dit-elle. Justement, je voulais vous demander: est-ce que vous croyez que les bêtes ont une âme?
– Oui, je le crois.
– Le pasteur dit que non. Et moi, je pense qu’ils en ont une. D’abord, ajoutait-elle avec un grand sérieux, je crois que j’ai été animal, dans une vie antérieure.
Il se mit à rire.
– Il n’y a pas de quoi rire, dit-elle (elle riait aussi.) C’est là une des histoires que je me racontais, lorsque j’étais petite. Je m’imaginais être chat, chien, oiseau, poulain, génisse. Je me sentais leurs désirs. J’aurais voulu être, une heure, dans leur poil ou leur plume; il me semblait que j’y étais. Vous ne comprenez pas cela?
– Vous êtes une étrange bête. Mais si vous vous sentez cette parenté avec les bêtes, comment pouvez-vous leur faire du mal?
– On fait toujours du mal à quelqu’un. Les uns me font du mal, je fais du mal à d’autres. C’est dans l’ordre. Je ne me plains pas. Il ne faut pas être si douillet, dans la vie! Je me fais bien du mal à moi, par plaisir!
– À vous?
– À moi. Regardez. Un jour, avec un marteau, je me suis enfoncé un clou dans cette main.
– Pourquoi?
– Pour rien.
(Elle ne disait pas qu’elle avait voulu se Crucifier.)
– Donnez-moi la main, dit-elle.
– Qu’en voulez-vous faire?
– Donnez.
Il lui donna la main. Elle la saisit et la serra à le faire crier. Ils jouèrent, comme deux paysans, à se faire le plus de mal possible. Ils étaient heureux, sans arrière-pensée. Tout le reste du monde, les chaînes de leur vie, les tristesses du passé, l’appréhension de l’avenir, l’orage qui s’amassait sur eux, tout avait disparu.
Ils avaient fait plusieurs lieues; ils ne sentaient point la fatigue. Brusquement, elle s’arrêta, elle se jeta par terre, s’étendit sur les chaumes, ne dit plus rien. Couchée sur le dos, les bras derrière la tête, elle regardait le ciel. Quelle paix! Quelle douceur!… À quelques pas, une fontaine cachée sourdait, d’un jet intermittent, comme une artère qui bat, tantôt faible, tantôt plus forte. L’horizon était nacré. Une buée flottait sur la terre violette, d’où montaient les arbres nus et noirs. Soleil de fin d’hiver, jeune soleil blond pâle qui s’endort. Comme des flèches brillantes, des oiseaux fendaient l’air. Les voix gentilles des cloches paysannes s’appelaient, se répondaient, de village en village… Assis près d’elle, Christophe contemplait Anna. Elle ne songeait pas à lui. Sa belle bouche riait en silence. Il pensait:
– Est-ce bien vous? Je ne vous reconnais plus. – Moi non plus, moi non plus. Je crois que je suis une autre. Je n’ai plus peur; je n’ai plus peur de Lui. Ah! comme Il m’étouffait, comme Il m’a fait souffrir! il me semble que j’étais clouée dans mon cercueil… Maintenant je respire; ce corps, ce cœur est à moi. Mon corps. Mon libre corps. Mon libre cœur. Ma force, ma beauté, ma joie! Et je ne les connaissais pas, je ne me connaissais pas! Qu’aviez-vous fait de moi?…»
Ainsi, il croyait l’entendre soupirer doucement.
Mais, elle ne pensait à rien, sinon qu’elle était heureuse, et que tout était bien.
Le soir tombait déjà. Sous des rideaux de brume grise et lilas, dès quatre heures le soleil fatigué de vivre, disparaissait. Christophe se leva, et s’approcha d’Anna. Il se pencha sur elle. Elle tourna vers lui son regard, encore plein du vertige du grand ciel sur lequel elle était suspendue. Quelques secondes passèrent avant qu’elle le reconnût. Alors, ses yeux le fixèrent avec un sourire énigmatique, qui lui communiqua leur trouble. Afin d’y échapper, un instant il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, elle le regardait toujours; et il lui parut qu’il y avait des jours qu’ils se regardaient ainsi. Ils lisaient dans l’âme l’un de l’autre. Mais ils ne voulurent pas savoir ce qu’ils avaient lu.