Bäbi dit à Christophe que sa maîtresse la chargeait de l’excuser, qu’elle était un peu souffrante et voulait se reposer. Christophe soupa donc seul, sous la surveillance de Bäbi, qui le fatiguait de son verbiage, tâchait de le faire parler, et protestait pour Anna d’un zèle si outré que Christophe, malgré la facilité qu’il avait à croire dans la bonne foi des gens fut mis en défiance. Il comptait justement profiter de cette soirée pour avoir avec Anna un entretien décisif. Lui non plus, il ne pouvait différer davantage. Il n’avait pas oublié l’engagement qu’ils avaient pris ensemble, à l’aube de cette triste journée. Il était prêt à le tenir si Anna l’exigeait. Mais il voyait l’absurdité de cette double mort, qui ne résolvait rien, et dont la douleur et le scandale devaient retomber sur Braun. Il pensait que le mieux était qu’ils s’arrachassent l’un à l’autre, qu’il essayât encore une fois de partir, – si du moins il avait la force de rester éloigné d’elle: il en doutait, après l’épreuve inutile qu’il venait de faire; mais il se disait qu’au cas où il ne pourrait le supporter, il aurait toujours le temps de recourir, seul au suprême moyen.
Il espéra qu’après le souper il pourrait s’échapper un moment pour monter dans la chambre d’Anna. Mais Bäbi ne quittait point ses pas. D’habitude, elle terminait de bonne heure son ouvrage; ce soir-là, elle n’en finit plus de laver la cuisine; et lorsque Christophe crut en être délivré, elle inventa de ranger un placard dans le corridor qui menait à la chambre d’Anna. Christophe la trouva solidement installée sur un escabeau; il comprit qu’elle ne délogerait pas, de toute la soirée. Il sentait une furieuse démangeaison de la jeter en bas avec ses piles d’assiettes; mais il se contint et la pria d’aller voir comment sa maîtresse se trouvait, et s’il ne pourrait lui souhaiter le bonsoir. Bäbi, alla, revint et dit, en l’observant avec une joie maligne, que Madame allait mieux, qu’elle avait sommeil et demandait que personne n’entrât. Christophe, irrité et nerveux, essaya de lire, ne pût, et monta dans sa chambre. Bäbi guetta sa lumière jusqu’à ce qu’elle fût éteinte et monta à son tour se promettant de veiller; elle eût la précaution de laisser sa porte entr’ouverte, afin de pouvoir entendre tous les bruits de la maison. Malheureusement pour elle, elle ne pouvait se mettre au lit sans s’endormir aussitôt, et d’un sommeil si puissant que ni le tonnerre, ni sa curiosité même, n’eussent été capables de l’éveiller, avant qu’il fût jour. Ce sommeil n’était un secret pour personne. L’écho en arrivait jusqu’à l’étage au-dessous.
Dès que Christophe entendit ce bruit familier, il alla chez Anna. Il fallait qu’il lui parlât. Une inquiétude le travaillait. Il arriva à la porte, il tourna le bouton: la porte était fermée. Il frappa doucement: point de réponse. Il colla sa bouche contre la serrure, supplia à voix basse, puis avec insistance: nul mouvement, nul bruit. Il avait beau se dire qu’Anna dormait, une angoisse le prit. Et comme, tâchant vainement d’entendre, il appuyait sa joue contre la porte, une odeur le frappa qui semblait sortir du seuil; il se pencha, et il la reconnut: c’était l’odeur du gaz. Son sang se glaça. Il secoua la porte, sans penser qu’il pouvait réveiller Bäbi: la porte ne céda pas… Il avait compris: Anna avait, dans le cabinet de toilette attenant à sa chambre, un petit poêle à gaz; elle l’avait ouvert. Il fallait défoncer la porte; mais, dans son trouble, Christophe garda assez de raison pour se rappeler qu’à aucun prix Bäbi ne devait entendre. Il pesa sur un des battants, d’une énorme poussée, en silence. La porte, solide et bien close, craqua sur ses gonds, mais ne bougea point. Une autre porte donnait accès de la chambre d’Anna au cabinet de Braun. Il y courut. Elle était également fermée; mais ici, la serrure était en dehors. Il entreprit de l’arracher. Ce n’était pas aisé. Il devait enlever les quatre grosses vis, encastrées dans le bois. Il n’avait que son couteau; et il ne voyait rien: car il n’osait pas allumer une bougie; il eût risqué de faire sauter l’appartement. En tâtonnant, il réussit à introduire son couteau dans la tête d’une vis, puis d’une autre, cassant les lames, se coupant; il lui semblait que les vis étaient d’une longueur diabolique; qu’il ne finirait jamais de les arracher; et en même temps dans sa précipitation fébrile qui lui inondait le corps d’une sueur glacée, un souvenir d’enfance lui revenait à l’esprit: il se revoyait, à dix ans, enfermé par punition dans le cabinet noir; il avait enlevé la serrure et fui de la maison… La dernière vis céda. La serrure sortit, avec un grésillement de sciure de bois. Christophe se précipita dans la chambre, courut à la fenêtre, l’ouvrit. Une nappe d’air froid entra. Christophe, trébuchant aux meubles, dans l’obscurité trouva le lit, tâtonna, rencontra le corps d’Anna, de ses mains frémissantes palpa à travers les draps les jambes immobiles, remonta jusqu’à la taille: Anna était assise sur son lit, et tremblait. Elle n’avait pas eu le temps d’éprouver les premiers effets de l’asphyxie: la chambre était haute de plafond; l’air circulait par les fentes de la fenêtre et des portes mal jointes. Christophe la prit dans ses bras. Elle se dégagea avec fureur, criant:
– Va t’en!… Ah! qu’est-ce que tu as fait?
Elle le frappa; mais brisée d’émotion, elle retomba sur l’oreiller; elle sanglotait:
– Ho! Ho! tout est à recommencer!
Christophe lui prit les mains, l’embrassant, la grondant, lui disant des paroles tendres et rudes:
– Mourir! Et mourir seule, sans moi!
– Oh! toi! dit-elle amèrement.
Son ton disait assez:
– Toi, tu veux vivre.
Il la rudoya, il voulut violenter sa volonté.
– Folle! dit-il, tu ne sais donc pas que tu pouvais faire sauter la maison!
– C’était ce que je voulais, fit-elle avec rage.
Il tâcha de réveiller ses craintes religieuses: c’était la corde juste. À peine y eût-il touché qu’elle commença à crier, à le supplier de se taire. Il persista sans pitié, pensant que c’était le seul moyen de ramener la volonté de vivre. Elle ne disait plus rien, elle avait des hoquets convulsifs. Quand il eût fini, elle lui dit, d’un ton de haine concentrée:
– Tu es content maintenant? Tu as bien travaillé!
Tu as achevé de me désespérer. Et maintenant qu’est-ce que je vais faire?
– Vivre, dit-il.
– Vivre! cria-t-elle, mais tu ne sais donc pas que c’est impossible! Tu ne sais rien! Tu ne sais rien!
Il demanda:
– Qu’y a-t-il?
Elle haussa les épaules:
– Écoute.
Elle lui raconta, en phrases brèves, hachées, tout ce qu’elle lui avait caché jusqu’à présent: l’espionnage de Bäbi, les cendres, la scène avec Sami, le carnaval, l’affront imminent. Elle ne distinguait plus, en racontant, ce que sa crainte avait forgé de ce qu’elle avait raison de craindre. Il écoutait, consterné, plus incapable qu’elle encore de discerner, dans le récit, le danger réel de l’imaginaire. Il était à mille lieues de soupçonner la chasse qu’on leur faisait. Il cherchait à comprendre; il ne pouvait rien dire: contre de tels ennemis il était désarmé. Il ressentait seulement une fureur aveugle, le désir de frapper. Il dit:
– Pourquoi n’as-tu pas chassé Bäbi?
Elle dédaigna de répondre. Bäbi chassée eût été plus venimeuse encore que Bäbi tolérée; et Christophe comprit le non-sens de la question. Ses pensées se heurtaient; il cherchait un parti à prendre, une action immédiate. Il dit, les poings crispés: