Prends garde. Tu te fies trop à ta force. Torrent des montagnes. Plein aujourd’hui, demain peut-être à sec. Un artiste doit capter son génie; il ne lui permet pas de s’éparpiller, au hasard. Canalise ta force. Contrains-toi à des habitudes, à une hygiène de travail quotidien, à heures fixes. Elles sont aussi nécessaires à l’artiste que l’habitude des gestes et des pas militaires à l’homme qui doit se battre. Viennent les moments de crise – (et il en vient toujours) – cette armature de fer empêche l’âme de tomber. Je sais bien, moi! Si je ne suis pas mort, c’est qu’elle m’a sauvé.
Mais Christophe riait, et disait:
– Bon pour toi, mon petit! Pas de danger que je perde jamais le goût de vivre! J’ai trop bon appétit.
Olivier haussait les épaules.
– Le trop amène le trop peu. Il n’est pas de pires malades que les trop bien portants.
La parole d’Olivier se vérifiait maintenant. Après la mort de l’ami, la source de vie intérieure ne s’était pas tout de suite tarie; mais elle était devenue étrangement intermittente; elle coulait par brusques gorgées, puis se perdait sous terre. Christophe n’y prenait pas garde; que lui importait? Sa douleur et la passion naissante absorbaient sa pensée. – Mais après qu’eut passé l’ouragan, lorsqu’il chercha de nouveau la fontaine pour y boire, il ne trouva plus rien. Le désert. Pas un filet d’eau. L’âme était desséchée. En vain, il voulut creuser le sable, faire jaillir l’eau des nappes souterraines, créer à tout prix: la machine de l’esprit refusait d’obéir. Il ne pouvait pas évoquer l’aide de l’habitude, l’alliée fidèle, qui, lorsque toutes les raisons de vivre nous ont fuis, seule, tenace et constante, demeure à nos côtés, et ne dit pas un mot, et ne fait pas un geste, les yeux fixes, les lèvres muettes, mais de sa main très sûre qui n’a jamais la fièvre, nous conduit au travers du défilé dangereux jusqu’à ce que soient revenus la lumière du jour et le goût à la vie. Christophe était sans aide; et sa main ne rencontrait aucune main dans la nuit. Il ne pouvait plus remonter à la lumière du jour.
Ce fût l’épreuve suprême. Alors, il se sentit aux limites de la folie. Tantôt une lutte absurde et démente contre son cerveau, des obsessions de maniaque, une hantise de nombres: il comptait les planches du parquet, les arbres de la forêt; des chiffres et des accords, dont le choix lui échappait, se livraient dans sa tête des batailles rangées. Tantôt un état de prostration, comme un mort.
Personne ne s’occupait de lui. Il habitait une aile de la maison, à l’écart. Il faisait lui-même sa chambre, – il ne la faisait pas, tous les jours. On lui déposait sa nourriture, en bas; il ne voyait pas un visage humain. Son hôte, un vieux paysan, taciturne et égoïste, ne s’intéressait pas à lui. Que Christophe mangeât ou ne mangeât point, c’était son affaire. À peine prenait-on garde si, le soir, Christophe était rentré. Une fois, il se trouva perdu dans la forêt, enfoncé dans la neige jusqu’aux cuisses; il s’en fallut de peu qu’il ne pût revenir. Il cherchait à se tuer de fatigue, pour ne pas penser. Il n’y réussissait pas. Seulement, de loin en loin, quelques heures de sommeil harassé.
Un seul être vivant semblait se soucier de son existence: un vieux chien Saint-Bernard, qui venait poser sa grosse tête aux yeux sanglants sur les genoux de Christophe, lorsque Christophe était assis sur le banc devant la maison. Ils se regardaient longuement. Christophe ne le repoussait pas. Comme le maladif Gœthe, ces yeux ne l’inquiétaient point. Il n’avait pas envie de leur crier:
– Va-t-en!…, Tu auras beau faire, larve, tu ne me happeras point!
Il ne demandait qu’à se laisser prendre par ces yeux suppliants et somnolents, à leur venir en aide; il sentait là une âme emprisonnée, qui l’implorait.
Dans ce moment où il était détrempé par la souffrance, arraché tout vivant à la vie, châtré de l’égoïsme humain, il apercevait les victimes de l’homme, le champ de bataille où l’homme triomphe, sur le carnage des autres êtres; et son cœur était plein de pitié et d’horreur. Même au temps où il était heureux, il avait toujours aimé les bêtes; il ne pouvait supporter la cruauté à leur égard; il avait pour la chasse une aversion, qu’il n’osait pas exprimer, par crainte du ridicule; peut-être n’osait-il pas en convenir avec lui-même, mais cette répulsion était la cause secrète de l’éloignement qu’il éprouvait pour certains hommes: jamais il n’aurait pu accepter pour ami un homme qui tuait un animal par plaisir. Nulle sentimentalité: il savait mieux que personne que la vie repose sur une somme de souffrance et de cruauté infinie; l’on ne peut vivre sans faire souffrir. Il ne s’agit pas de se fermer les yeux et de se payer de mots. Il ne s’agit pas non plus de conclure qu’il faut renoncer à la vie, et de pleurnicher comme un enfant. Non. S’il n’est pas aujourd’hui d’autre moyen de vivre, il faut tuer pour vivre. Mais celui qui tue pour tuer est un misérable. Un misérable, inconscient. Un misérable, tout de même. L’effort incessant de l’homme doit être de diminuer la somme de la souffrance et de la cruauté: c’est le premier devoir.
Ces pensées, dans la vie ordinaire, restaient ensevelies au fond du cœur de Christophe. Il ne voulait pas y songer. À quoi bon? Qu’y pouvait-il? Il lui fallait être Christophe, il lui fallait accomplir son œuvre, vivre à tout prix, vivre aux dépens des plus faibles… Ce n’était pas lui qui avait fait l’univers… N’y pensons pas, n’y pensons pas!…
Mais après que le malheur l’eût précipité, lui aussi, dans les rangs des vaincus, il fallut bien qu’il y pensât! Naguère, il avait blâmé Olivier, qui s’enfonçait dans l’inutile remords et la compassion vaine pour les malheurs que les hommes souffrent et font souffrir. Il allait plus loin que lui, à présent; avec l’emportement de sa puissante nature, il pénétrait jusqu’au fond de la tragédie de l’univers; il souffrait de toutes les souffrances du monde, il était comme un écorché. Il ne pouvait plus songer aux animaux sans un frémissement d’angoisse. Il lisait dans les regards des bêtes, il lisait une âme comme la sienne, une âme qui ne pouvait pas parler; mais les yeux criaient pour elle:
– Que vous ai-je fait? Pourquoi me faites-vous mal?
Le spectacle le plus banal, qu’il avait vu cent fois, – un petit veau qui se lamentait, enfermé dans une caisse à claires-voies; ses gros yeux noirs saillants, dont le blanc est bleuâtre, ses paupières roses, ses cils blancs, ses touffes blanches frisées sur le front, son museau violet, ses genoux cagneux; – un agneau qu’un paysan emportait par les quatre pattes liées ensemble, la tête pendante, tâchant de se relever, gémissant comme un enfant, et bêlant et tendant sa langue grise; – des poules empilées dans un panier; – au loin, les hurlements d’un cochon qu’on saignait; – sur la table de la cuisine, un poisson que l’on vide… Il ne pouvait plus le supporter. Les tortures sans nom que l’homme inflige à ces innocents lui étreignaient le cœur. Prêtez à l’animal une lueur de raison, imaginez le rêve affreux qu’est le monde pour lui: ces hommes indifférents, aveugles et sourds, qui l’égorgent, l’éventrent, le tronçonnent, le cuisent vivant, s’amusent de ses contorsions de douleur. Est-il rien de plus atroce parmi les cannibales d’Afrique? La souffrance des animaux a quelque chose de plus intolérable encore pour une conscience libre que la souffrance des hommes. Car, celle-ci du moins, il est admis qu’elle est un mal et que qui la cause est criminel. Mais des milliers de bêtes sont massacrées inutilement, chaque jour, sans l’ombre d’un remords. Qui y ferait allusion se rendrait ridicule. – Et cela c’est le crime irrémissible. À lui seul, il justifie tout ce que l’homme pourra souffrir. Il crie vengeance contre le genre humain. Si Dieu existe et le tolère, il crie vengeance contre Dieu. S’il existe un Dieu bon, la plus humble des âmes vivantes doit être sauvée. Si Dieu n’est bon que pour les plus forts, s’il n’y a pas de justice pour les misérables, pour les êtres inférieurs offerts en sacrifice à l’humanité, il n’y a pas de bonté, il n’y a pas de justice…