Выбрать главу

Le type le plus curieux qu’Olivier rencontra, dans cette petite avant-garde bourgeoise de la Révolution, fut le révolutionnaire par timidité.

L’échantillon qu’il en avait sous les yeux se nommait Pierre Canet. De riche bourgeoisie, et de famille conservatrice, hermétiquement fermée aux idées nouvelles: magistrats et fonctionnaires, qui s’étaient illustrés en boudant le pouvoir ou en se faisant révoquer; gros bourgeois du Marais qui flirtaient avec l’Église: pensaient peu, mais bien. Il s’était marié, par désœuvrement, avec une femme au nom aristocratique, qui ne pensait pas moins bien, ni davantage. Ce monde bigot, étroit et arriéré, qui remâchait perpétuellement sa morgue et son amertume, avait fini par l’exaspérer, – d’autant plus que sa femme était laide et l’assommait. D’intelligence moyenne, d’esprit assez ouvert, il avait des aspirations libérales, sans trop savoir en quoi elles consistaient: ce n’était pas dans son milieu qu’il aurait pu apprendre ce qu’était la liberté. Tout ce qu’il savait c’est qu’elle n’était point là; et il se figurait qu’il suffisait d’en sortir pour la trouver. Il était incapable de marcher seul. Dès ses premiers pas au dehors, il fut heureux de se joindre à des amis de collège, dont certains étaient férus des idées syndicalistes. Il se trouvait encore plus dépaysé dans ce monde que dans celui d’où il venait; mais il ne voulut pas en convenir: il lui fallait bien vivre quelque part; et des gens de sa nuance (c’est-à-dire sans nuance) il n’en pouvait trouver. Dieu sait pourtant que la graine n’en est pas rare en France! Mais ils ont honte d’eux-mêmes: ils se cachent, ou se teignent en l’une des couleurs politiques à la mode, voire en plusieurs.

Suivant l’habitude, il s’était attaché surtout à celui de ses nouveaux amis qui était le plus différent de lui. Ce Français, bourgeois français et provincial dans l’âme, s’était fait le fidèle Achate d’un jeune docteur juif, Manousse Heimann, un Russe réfugié, qui, à la façon de beaucoup de ses compatriotes, avait le double don de s’installer chez les autres comme chez lui, et de se trouver si parfaitement à l’aise dans toute révolution qu’on pouvait se demander si c’était le jeu, ou la cause qui l’intéressait en elle. Ses épreuves et celles des autres lui étaient un divertissement. Sincèrement révolutionnaire, ses habitudes d’esprit scientifique lui faisaient regarder les révolutionnaires (lui, compris), comme des sortes d’aliénés. Il observait cette aliénation, tout en la cultivant. Son dilettantisme exalté et son extrême inconstance d’esprit lui faisaient rechercher les milieux les plus opposés. Il avait des accointances parmi les hommes au pouvoir, et jusque dans le monde de la police; il furetait partout, avec cette curiosité inquiétante qui donne à tant de révolutionnaires russes l’apparence de jouer un double jeu, et qui parfois de cette apparence fait une réalité. Ce n’est pas trahison, c’est versatilité, souvent désintéressée. Que d’hommes d’action, pour qui l’action est un théâtre, où ils apportent les aptitudes de bons comédiens, honnêtes, mais toujours prêts de changer de rôles! À celui de révolutionnaire Manousse était fidèle, autant qu’il pouvait l’être: c’était le personnage qui s’accordait le mieux avec son anarchisme naturel et avec le plaisir qu’il avait à démolir les lois des pays où il passait. Malgré tout, ce n’était qu’un rôle. On ne savait jamais la part d’invention et celle de réalité qu’il y avait dans ses propos; lui-même finissait par ne plus le savoir très bien.

Intelligent et moqueur, doué de la finesse psychologique de sa double race, sachant lire à merveille dans les faiblesses des autres, comme dans les siennes, et habile à en jouer, il n’avait pas eu de peine à dominer Canet. Il trouvait plaisant d’entraîner ce Sancho Pança dans des équipées à la Don Quichotte. Il disposait sans façon de lui, de sa volonté, de son temps de son argent, – non pour son propre compte (il n’avait pas de besoins, on ne savait de quoi il vivait), – mais pour les manifestations les plus compromettantes de la cause. Canet se laissait faire; il tâchait de se persuader qu’il pensait comme Manousse. Il savait très bien le contraire: ces idées l’effaraient; elles choquaient son bon sens. Et il n’aimait pas le peuple. De plus, il n’était pas brave. Ce gros garçon, grand, large et corpulent, à la figure poupine, complètement rasée, le souffle court, la parole affable, pompeuse et enfantine, qui avait des pectoraux d’Hercule Farnèse, et qui était d’une jolie force à la boxe et au bâton, était le plus timide des hommes. S’il s’enorgueillissait de passer parmi les siens pour un esprit subversif, il tremblait en secret devant la hardiesse de ses amis. Sans doute, ce petit frisson n’était pas trop désagréable, aussi longtemps qu’il ne s’agissait que d’un jeu. Mais le jeu devenait dangereux. Ces animaux-là se faisaient agressifs, leurs prétentions croissaient; elles inquiétaient Canet dans son égoïsme foncier, son sentiment enraciné de la propriété, sa pusillanimité bourgeoise. Il n’osait pas demander: «Où me menez-vous?» Mais il pestait tout bas contre le sans-gêne des gens qui n’aiment rien tant qu’à se casser le cou, sans s’inquiéter de savoir s’ils ne casseront pas en même temps le cou des autres. – Qui l’obligeait à les suivre? N’était-il pas libre de leur fausser compagnie? Le courage lui manquait. Il avait peur de rester seul, tel un enfant qu’on laisse en arrière sur la route et qui pleure. Il était comme tant d’hommes: ils n’ont aucune opinion, sinon qu’ils désapprouvent toutes les opinions exaltées; mais pour être indépendant, il faudrait rester seul; et combien en sont capables? Combien, même des plus clairvoyants, auront la témérité de s’arracher à l’esclavage de certains préjugés, de certains postulats qui pèsent sur tous les hommes d’une même génération? Ce serait mettre une muraille entre soi et les autres. D’un côté, la liberté dans le désert; de l’autre côté, les hommes. Ils n’hésitent point: ils préfèrent les hommes, le troupeau. Il sent mauvais, mais il tient chaud. Alors, ils font semblant de penser ce qu’ils ne pensent pas. Ce ne leur est pas très difficile: ils savent si peu ce qu’ils pensent!… «Connais-toi toi-même!»… Comment le pourraient-ils, ceux qui ont à peine un moi! Dans toute croyance collective, religieuse ou sociale, ils sont rares ceux qui croient, parce qu’ils sont rares ceux qui sont des hommes. La foi est une force héroïque; son feu n’a jamais brûlé que quelques torches humaines; elles-mêmes vacillent souvent. Les apôtres, les prophètes et Jésus ont douté. Les autres ne sont que des reflets, – sauf à certaines heures de sécheresse des âmes, où quelques étincelles tombées d’une grande torche embrasent toute la plaine; puis, l’incendie s’éteint, et l’on ne voit plus luire que des charbons sous la cendre. À peine quelques centaines de chrétiens croient réellement au Christ. Les autres croient qu’ils croient, ou bien ils veulent croire.

Il en est ainsi de beaucoup de ces révolutionnaires. Le bon Canet voulait croire qu’il l’était: il le croyait donc. Et il était épouvanté de sa hardiesse.

Tous ces bourgeois se réclamaient de principes différents: les uns de leur cœur, les autres de leur raison, les autres de leur intérêt; ceux-ci rattachaient leur façon de penser à l’Évangile, ceux-là à M. Bergson, ceux-là à Karl Marx, à Proudhon, à Joseph de Maistre, à Nietzsche, ou à M. Georges Sorel. Il y avait les révolutionnaires par mode, par snobisme, il y avait ceux par sauvagerie; il y avait ceux par besoin d’action, par chaleur d’héroïsme; il y avait ceux par servilité, par esprit moutonnier. Mais tous, sans le savoir, étaient emportés par le vent. C’étaient les tourbillons de poussière qu’on voit fumer au loin, sur les grandes routes blanches, et qui annoncent que la bourrasque vient.