Celui qui avait eu le plus d’action sur la foule était Casimir Joussier, – un petit homme brun et blême, de trente à trente-cinq ans, figure de Mongol, maigre, souffreteux, les yeux ardents et froids, les cheveux rares, la barbe en pointe. Son pouvoir tenait moins à sa mimique, pauvre, saccadée, rarement d’accord avec la parole, – il tenait moins à sa parole, rauque, sifflante, avec des aspirations emphatiques, – qu’à sa personne même, à la violence de certitude qui en émanait. Il ne semblait pas permettre qu’on pût penser autrement que lui; et comme ce qu’il pensait était ce que son public désirait penser, ils n’avaient pas de difficulté à s’entendre. Il leur répétait trois fois, quatre fois, dix fois, les choses qu’ils attendaient; il ne se lassait pas de frapper sur le même clou, avec une ténacité enragée; et tout son public frappait, frappait, entraîné par l’exemple, frappait jusqu’à ce que le clou s’incrustât dans la chair. – À cette emprise personnelle s’ajoutait la confiance qu’inspirait son passé, le prestige de multiples condamnations politiques. Il respirait une énergie indomptable; mais qui savait regarder, démêlait, au fond, une lourde fatigue accumulée, le dégoût de tant d’efforts, et une colère contre sa destinée. Il était de ces hommes qui dépensent, chaque jour, plus que leur revenu de vie. Depuis l’enfance, il s’usait, au travail et à la misère. Il avait fait tous les métiers: ouvrier verrier, plombier, typographe; sa santé était ruinée, la phtisie le minait; elle le faisait tomber dans des accès de découragement amer, de sombre désespoir, pour sa cause et pour lui; d’autres fois, elle l’exaltait. Il était un composé de violence calculée et de violence maladive, de politique et d’emportement. Il s’était instruit, tant bien que mal; il savait très bien certaines choses, de science, de sociologie, de ses divers métiers; il savait très mal beaucoup d’autres; et il était aussi sûr des unes que des autres; il avait des utopies, des idées justes, des ignorances, un esprit pratique, des préjugés, de l’expérience, une haine soupçonneuse pour la société bourgeoise. Cela ne l’empêcha point d’accueillir bien Christophe. Son orgueil était flatté de se voir recherché par un artiste connu. Il était de la race des chefs, et quoi qu’il fît, cassant pour les ouvriers. Bien qu’il voulût, de bonne foi, l’égalité parfaite, il la réalisait plus facilement avec ceux qui étaient au-dessus de lui qu’avec ceux qui étaient au-dessous.
Christophe rencontra d’autres chefs du mouvement ouvrier. Il n’y avait pas grande sympathie entre eux. Si la lutte commune faisait – difficilement – l’unité d’action, elle était loin de faire l’unité de cœur. On voyait à quelle réalité tout extérieure et transitoire correspondait la distinction de classes. Les vieux antagonismes étaient seulement ajournés et masqués; mais ils subsistaient tous. On retrouvait là les hommes du Nord et ceux du Midi, avec leur dédain foncier les uns pour les autres. Les métiers jalousaient mutuellement leurs salaires, et se regardaient entre eux, avec le sentiment non déguisé, chacun, qu’il était supérieur aux autres. Mais la grande différence était – sera toujours – celle des tempéraments. Les renards et les loups et le bétail cornu, des bêtes aux dents aiguës et celles aux quatre estomacs, celles qui sont faites pour manger et celles qui sont faites pour être mangées, se flairaient en passant dans le troupeau que le hasard de classe et l’intérêt commun avaient groupé; et ils se reconnaissaient; et leur poil se hérissait.
Christophe prit quelquefois ses repas dans un petit restaurant-crémerie, tenu par un ancien collègue de Gautier, Simon, employé des chemins de fer, révoqué pour faits de grève. La maison était fréquentée par des syndicalistes. Ils étaient cinq ou six, dans une salle du fond qui donnait sur une cour intérieure, étroite et mal éclairée, d’où montait éperdument le chant intarissable de deux canaris en cage vers la lumière. Joussier venait avec sa maîtresse, la belle Berthe, une fille robuste et coquette, teint pâle, casque pourpre, les yeux égarés et rieurs. Elle traînait à ses jupes un joli garçon, bellâtre, intelligent et poseur, Léopold Graillot, ouvrier mécanicien: l’esthète de la bande. Tout en se disant anarchiste, et l’un des plus violents contre la bourgeoisie, il avait l’âme du pire bourgeois. Chaque matin, depuis des années, il absorbait les nouvelles érotiques et décadentes des journaux littéraires à un sou. Ces lectures lui avaient façonné une étrange caboche. Un raffinement cérébral dans ses imaginations du plaisir s’amalgamait chez lui à un manque absolu de délicatesse physique, à son indifférence à la propreté, à la grossièreté relative de sa vie. Il avait pris goût à ce petit verre d’alcool frelaté – alcool intellectuel du luxe, malsaines excitations des riches malsains. Ne pouvant avoir leurs jouissances dans la peau, il se les inoculait dans le cerveau. Ça fait la bouche mauvaise, ça vous casse les jambes. Mais on est l’égal des riches. Et on les hait.
Christophe ne pouvait le souffrir. Il avait plus de sympathie pour Sébastien Coquart, un électricien qui était, avec Joussier, l’orateur le plus écouté. Celui-là ne s’encombrait pas de théories. Il ne savait pas toujours où il allait. Mais il y allait tout droit. Il était bien Français. Un solide gaillard, d’une quarantaine d’années, grosse figure colorée, la tête ronde, le poil roux, une barbe de fleuve, le cou et la voix de taureau. Excellent ouvrier, comme Joussier, mais aimant rire et boire. Le malingre Joussier, regardait cette santé indiscrète avec des yeux d’envie; et bien qu’ils fussent amis, une hostilité intime couvait entre eux.
La patronne de la crémerie, Aurélie, bonne femme de quarante-cinq ans, qui avait dû être belle, qui l’était encore malgré l’usure, s’asseyait auprès d’eux, un ouvrage à la main, les écoutait causer, avec un sourire cordial, remuant les lèvres tandis qu’ils parlaient: elle glissait à l’occasion son mot dans l’entretien, et scandait la mesure de ses paroles avec sa tête, en travaillant. Elle avait une fille mariée, et deux enfants de sept à dix ans – fillette et garçon – qui faisaient leurs devoirs d’école sur le coin d’une table poissée, en tirant la langue et attrapant au passage des bribes de conversations qui n’étaient pas faites pour eux.
Olivier essaya d’accompagner, deux ou trois fois, Christophe. Mais il ne se sentait pas à l’aise parmi ces gens. Quand ces ouvriers n’étaient pas tenus par une heure stricte d’atelier, par un appel d’usine au sifflet tenace, on ne pouvait s’imaginer combien ils avaient de temps à perdre, soit après le travail, soit entre deux travaux, soit flânerie, soit chômage. Christophe, qui se trouvait dans une de ces périodes de liberté désœuvrée, où l’esprit a terminé une œuvre et attend que s’en forme une nouvelle, n’était pas plus pressé qu’eux; il restait volontiers, les coudes sur la table, à fumer, boire et causer. Mais Olivier était choqué dans ses instincts bourgeois, dans ses habitudes traditionnelles de discipline d’esprit, de régularité de travail, de temps scrupuleusement économisé; et il n’aimait pas à perdre ainsi tant d’heures. Au reste, il ne savait ni causer, ni boire. Enfin, la gêne physique, l’antipathie secrète qui sépare les corps des races d’hommes différentes, l’hostilité de leurs sens qui s’oppose à la communion de leurs âmes, la chair qui se révolte contre le cœur. Quand Olivier était seul avec Christophe, il lui parlait, tout ému, du devoir de fraterniser avec le peuple; mais quand il se trouvait en présence du peuple, il était incapable d’en rien faire. Au lieu que Christophe, qui se moquait de ses idées, était, sans effort, le frère du premier ouvrier rencontré dans la rue. Olivier avait un vrai chagrin de se sentir éloigné de ces hommes. Il tâchait d’être comme eux, de penser comme eux, de parler comme eux. Il ne le pouvait pas. Sa voix était sourde, voilée, ne sonnait pas comme la leur. Lorsqu ’il essayait de prendre certaines de leurs expressions, les mots lui restaient dans la gorge ou détonnaient étrangement. Il s’observait, il se gênait, il les gênait. Et il le savait. Il savait qu’il était pour eux un étranger et un suspect, qu’aucun n’avait de sympathie pour lui, et que lorsqu’il s’en allait tout le monde faisait: «Ouf!» Il surprenait au passage des regards durs et glacés, de ces coups d’œil ennemis que jettent sur les bourgeois les ouvriers aigris par la misère. Christophe en avait peut-être sa part; mais il n’y voyait rien.