Il voulut se mettre ? sa poursuite. Mais son vertige redoublait: il dut y renoncer. La maladie venait: il le sentait, mais il ne voulait pas en convenir. Il s’obstina ? ne pas rentrer tout de suite, ? prendre le plus long chemin. Torture inutile: il lui fallut se reconna?tre vaincu; il avait les jambes cass?es, il se tra?nait, il eut peine ? revenir chez lui. Dans l’escalier, il ?touffa, il dut s’asseoir sur les marches. Rentr? dans sa chambre glac?e, il s’ent?ta ? ne pas se coucher; il restait sur sa chaise, tremp? de pluie, la t?te lourde et la poitrine haletante, s’engourdissant dans des musiques courbatur?es, comme lui. Il entendait passer des phrases de la Symphonie inachev?e de Schubert. Pauvre petit Schubert! Quand il ?crivait cela, il ?tait seul, fi?vreux et somnolent, lui aussi, dans l’?tat de demi-torpeur qui pr?c?de le grand sommeil, il r?vait au coin du feu; des musiques engourdies flottaient autour de lui, comme des eaux un peu stagnantes; il s’y attardait, tel un enfant ? demi endormi qui se compla?t ? l’histoire qu’il se raconte, en r?p?te un passage vingt fois; le sommeil vient… la mort vient… – Et Christophe entendit passer aussi cette musique aux mains br?lantes, aux yeux ferm?s, souriant d’un sourire las, le c?ur gonfl? de soupirs, r?vant de la mort qui d?livre: – le premier ch?ur de la Cantate de J. S. Bach: «Cher Dieu, quand mourrai-je?»… Il faisait bon s’enfoncer dans les moelleuses phrases qui se d?roulent avec de lentes ondulations, le bourdonnement des cloches lointaines et voil?es… Mourir, se fondre dans la paix de la terre!… «Und dann selber Erde werden»… «Et puis soi-m?me devenir terre…»
Christophe secoua ces pens?es maladives, le sourire meurtrier de la sir?ne qui guette les ?mes affaiblies. Il se leva et essaya de marcher dans sa chambre; mais il ne put tenir debout. Il grelottait de fi?vre. Il dut se mettre au lit. Il sentait que cette fois, c’?tait s?rieux; mais il ne d?sarmait pas; il n’?tait pas de ceux qui, quand ils sont malades, s’abandonnent ? la maladie; il luttait, il ne voulait pas ?tre malade, et surtout, il ?tait parfaitement d?cid? ? ne pas mourir. Il avait sa pauvre maman qui l’attendait l?-bas. Et il avait son ?uvre ? faire: il ne se laisserait pas tuer. Il serrait ses dents qui claquaient, il tendait sa volont?, qui ?chappait; ainsi, un bon nageur qui continue de lutter sous les vagues qui le recouvrent. ? tout instant, il plongeait: c’?taient des divagations, des images sans suite, des souvenirs du pays ou des salons parisiens; aussi des obsessions de rythmes et de phrases, qui tournaient, tournaient ind?finiment, comme des chevaux de cirque, le choc soudain de la lumi?re d’or du Bon Samaritain; les figures d’?pouvante dans l’ombre; et puis, des ab?mes, des nuits. Puis, il surnageait de nouveau, il d?chirait les nu?es grima?antes, il crispait les poings et la m?choire. Il s’accrochait ? tous ceux qu’il aimait dans le pr?sent et le pass?, ? la figure amie qu’il avait entrevue tout ? l’heure, ? la ch?re maman, et aussi ? son ?tre indestructible, qu’il sentait comme un roc: «la mort n’y mord»… – Mais le roc ?tait de nouveau recouvert par la mer; un choc des vagues faisait l?cher prise ? l’?me; elle ?tait balay?e par l’?cume. Et Christophe se d?battait dans le d?lire, disant des paroles insens?es, dirigeant et jouant un orchestre imaginaire: trombones, trompettes, cymbales, timbales, bassons et contrebasses… il raclait, soufflait, tapait, avec fr?n?sie. Le malheureux bouillait de musique rentr?e. Depuis des semaines qu’il ne pouvait plus en entendre, ni en jouer, il ?tait comme une chaudi?re sous pression, pr?s d’?clater. Certaines phrases obstin?es s’enfon?aient dans son cerveau comme des vrilles, lui perforaient le tympan, le faisaient souffrir ? hurler. Au sortir de ces crises, il retombait sur son oreiller, mort de fatigue, tremp?, moulu, haletant, ?touffant. Il avait install? pr?s de son lit son pot ? eau, dont il buvait des gorg?es. Les bruits des chambres voisines, les portes des mansardes qu’on refermait, le faisaient tressauter. Il avait le d?go?t hallucin? de ces ?tres entass?s autour de lui. Mais sa volont? luttait toujours, elle soufflait des fanfares belliqueuses, le combat contre les diables… «Und wenn die Welt voll Teufel w?r, und wollten uns verschlingen, so f?rchten wir uns nicht so sehr…» («Et quand bien m?me le monde serait plein de diables, et qu’ils voudraient nous avaler, cela ne nous ferait pas peur…»)
Et sur l’oc?an de t?n?bres br?lantes o? son ?tre roulait, s’ouvrait soudain une accalmie, des ?claircies de lumi?re, un murmure apais? des violons et des violes, de calmes sonneries de gloire des trompettes et des cors, tandis que, presque immobile, tel un grand mur, s’?levait de l’?me malade un chant in?branlable, comme un choral de J.-S. Bach.
Tandis qu’il se d?battait contre les fant?mes de la fi?vre et contre l’?touffement qui gagnait sa poitrine, il eut vaguement conscience qu’on ouvrait la porte de sa chambre, et qu’une femme entrait, une bougie ? la main. Il crut que c’?tait encore une hallucination. Il voulut parler. Mais il ne put, et retomba. Quand, de loin en loin, une vague de conscience le ramenait ? la surface, il sentait qu’on avait soulev? son oreiller, qu’on lui avait mis une couverture sur les pieds, qu’il avait sur le dos quelque chose qui le br?lait; ou il voyait, assise au pied du lit, cette femme, dont la figure ne lui ?tait pas tout ? fait inconnue. Puis il vint une autre figure, un m?decin qui l’ausculta. Christophe n’entendait pas ce qu’on disait; mais il devina qu’on parlait de le porter ? l’h?pital. Il essaya de protester, de crier qu’il ne voulait pas, qu’il voulait mourir ici, seul; mais il ne sortait de sa bouche que des sons incompr?hensibles. La femme le comprit pourtant: car elle prit sa d?fense, et elle le calma. Il s’?puisait ? savoir qui elle ?tait. Aussit?t qu’il put formuler une phrase suivie, au prix d’efforts inou?s, il le lui demanda. Elle lui r?pondit qu’elle ?tait sa voisine de mansarde, qu’elle l’avait entendu g?mir de l’autre c?t? du mur, et qu’elle s’?tait permis d’entrer, pensant qu’il avait besoin d’aide. Elle le pria respectueusement de ne pas se fatiguer ? parler. Il lui ob?it. Au reste, il ?tait bris? par l’effort qu’il avait fait; il se tint donc immobile, et se tut, mais son cerveau continuait de travailler, rassemblant p?niblement ses souvenirs ?pars. O? donc l’avait-il vue? Il finit par se rappeler: oui, il l’avait rencontr?e dans le couloir des mansardes; elle ?tait domestique, elle se nommait Sidonie.
Les yeux ? demi clos, il la regardait, sans qu’elle le v?t. Elle ?tait petite, la figure s?rieuse, le front bomb?, les cheveux relev?s, le haut des joues et les tempes d?couverts, p?les et de forte ossature, le nez court, les yeux bleu-clair, au regard doux et obstin?, les l?vres grosses et serr?es, le teint an?mi?, l’air humble, concentr?, un peu raidi. Elle s’occupait de Christophe, avec un d?vouement actif et silencieux, sans familiarit?, sans se d?partir jamais de la r?serve d’une domestique qui n’oublie pas la diff?rence de classes.
Peu ? peu cependant, lorsqu’il alla mieux et qu’il put causer avec elle, la bonhomie affectueuse de Christophe amena Sidonie ? lui parler un peu plus librement; mais elle se surveillait toujours; il y avait certaines choses (on le voyait), qu’elle ne disait pas. Elle avait un m?lange d’humilit? et de fiert?. Christophe apprit qu’elle ?tait bretonne. Elle avait laiss? au pays son p?re, dont elle parlait avec beaucoup de discr?tion; mais Christophe n’eut pas de peine ? deviner qu’il ne faisait rien que boire, se donner du bon temps, et exploiter sa fille; elle se laissait exploiter, sans rien dire, par orgueil; et elle ne manquait jamais de lui envoyer une partie de l’argent de son mois; mais elle n’?tait pas dupe. Elle avait aussi une s?ur plus jeune, qui se pr?parait ? un examen d’institutrice, et dont elle ?tait tr?s fi?re. Elle payait presque tous les frais de son ?ducation. Elle s’acharnait au travail, d’une fa?on ent?t?e.
– «Est-ce qu’elle avait une bonne place?» lui demandait Christophe.
– «Oui, mais elle pensait ? la quitter.»
– «Pourquoi? Est-ce qu’elle avait ? se plaindre de ses ma?tres!»
– «Oh! non. Ils ?taient tr?s bons pour elle.
– «Est-ce qu’elle ne gagnait pas assez?»
– «Si…»
Il ne comprenait pas bien; il essayait de comprendre, il l’encourageait ? parler. Mais elle n’avait rien ? lui raconter que sa vie monotone, la peine qu’on avait ? gagner sa vie, elle n’y insistait point: le travail ne l’effrayait pas, il lui ?tait un besoin, presque un plaisir. Elle ne parlait pas de ce qui lui ?tait le plus pesant: l’ennui. Il le devinait. Peu ? peu, il lisait en elle, avec l’intuition d’une grande sympathie, que la maladie avait aiguis?e, et que rendait plus p?n?trante le souvenir des ?preuves support?es dans une vie analogue par la ch?re maman. Il voyait, comme s’il l’avait v?cue, cette existence morne, malsaine, contre nature, – l’existence ordinaire, que la soci?t? bourgeoise impose aux domestiques: – des ma?tres pas m?chants, mais indiff?rents, qui la laissaient parfois plusieurs jours, sans lui dire un mot, sauf pour le service. Des heures, des heures, dans l’?touffante cuisine, dont la lucarne, encombr?e par un garde-manger, donnait sur un mur blanc sale. Toutes ses joies, quand on lui disait n?gligemment que la sauce ?tait bonne, ou le r?ti bien cuit. Une vie mur?e, sans air, sans avenir, sans une lueur de d?sir et d’espoir, sans int?r?t ? rien. – Le plus mauvais moment pour elle ?tait quand ses ma?tres s’en allaient ? la campagne. Ils ne l’emmenaient pas avec eux, par ?conomie; ils lui payaient son mois, mais ne lui payaient pas son voyage pour retourner au pays; ils la laissaient libre d’y aller ? ses frais. Elle ne voulait pas, elle ne pouvait pas le faire. Alors, elle restait seule dans la maison ? peu pr?s abandonn?e. Elle n’avait pas envie de sortir, elle ne causait m?me pas avec les autres domestiques, qu’elle m?prisait un peu ? cause de leur grossi?ret? et de leur immoralit?. Elle n’allait pas s’amuser: elle ?tait s?rieuse de nature, ?conome, et elle avait la crainte des mauvaises rencontres. Elle restait assise, dans sa cuisine, ou dans sa chambre, d’o? par-dessus les chemin?es elle apercevait le sommet d’un arbre, dans un jardin d’h?pital. Elle ne lisait pas, elle essayait de travailler, elle s’engourdissait, elle s’ennuyait, elle pleurait d’ennui; elle avait un pouvoir singulier de pleurer ind?finiment: c’?tait son plaisir. Mais quand elle s’ennuyait trop, elle ne pouvait m?me plus pleurer, elle ?tait comme gel?e, le c?ur mort. Puis, elle se secouait; ou la vie revenait d’elle-m?me. Elle pensait ? sa s?ur, elle ?coutait un orgue de barbarie dans le lointain, elle r?vassait, elle comptait longuement combien il lui faudrait de jours pour avoir fini tel travail, pour avoir gagn? telle somme; elle se trompait dans ses comptes; elle recommen?ait ? compter; elle dormait. Les jours passaient…