Un soir, il ?tait accoud? pr?s du pont Saint-Michel, et, tout en regardant l’eau, il feuilletait distraitement les livres d’un bouquiniste, ?tal?s sur le parapet. Il ouvrit au hasard un volume d?pareill? de Michelet. Il avait d?j? lu quelques pages de cet historien, qui ne lui avait pas trop plu par sa h?blerie fran?aise, son pouvoir de se griser de mots, et son d?bit tr?pidant. Mais, ce soir-l?, d?s les premi?res lignes, il fut saisi: c’?tait la fin du proc?s de Jeanne d’Arc. Il connaissait par Schiller la Pucelle d’Orl?ans; mais jusqu’ici, elle n’?tait pour lui qu’une h?ro?ne romanesque, ? laquelle un grand po?te avait pr?t? une vie imaginaire. Brusquement, la r?alit? lui apparut, et elle l’?treignit. Il lisait, il lisait, le c?ur broy? par l’horreur tragique du sublime r?cit; et lorsqu’il arriva au moment o? Jeanne apprend qu’elle va mourir le soir et o? elle d?faille d’effroi, ses mains se mirent ? trembler, les larmes le prirent, et il dut s’interrompre. La maladie l’avait affaibli: il ?tait devenu d’une sensibilit? ridicule, qui l’exasp?rait. – Quand il voulut achever sa lecture, il ?tait tard, et le bouquiniste fermait ses caisses. Il r?solut d’acheter le livre; il chercha dans ses poches: il lui restait six sous. Il n’?tait pas rare qu’il f?t aussi d?nu?: il ne s’en inqui?tait pas; il venait d’acheter son d?ner, et il comptait, le lendemain, toucher un peu d’argent chez Hecht, pour une copie de musique. Mais attendre jusqu’au lendemain, c’?tait dur! Pourquoi venait-il justement de d?penser ? son d?ner le peu qui lui restait? Ah! s’il avait pu offrir en paiement au bouquiniste le pain et le saucisson, qu’il avait dans sa poche!
Le lendemain matin, tr?s t?t, il alla chez Hecht, pour chercher l’argent; mais en passant pr?s du pont, qui porte le nom de l’archange des batailles, – «le fr?re du paradis» de Jeanne, – il n’eut pas le courage de ne pas s’arr?ter. Il retrouva le pr?cieux volume dans les caisses du bouquiniste; il le lut en entier, il passa pr?s de deux heures ? le lire; il manqua le rendez-vous chez Hecht; et, pour le rencontrer ensuite, il dut perdre presque toute sa journ?e. Enfin, il r?ussit ? avoir sa nouvelle commande et ? se faire payer. Aussit?t il courut acheter le livre. Il avait peur qu’un autre acheteur ne l’e?t pris. Sans doute, le mal n’e?t pas ?t? grand: il ?tait facile de se procurer d’autres exemplaires; mais Christophe ne savait pas si le livre ?tait rare ou non; et d’ailleurs, c’?tait ce volume-l? qu’il voulait, et non un autre. Ceux qui aiment les livres sont volontiers f?tichistes. Les feuillets, m?me salis et tach?s, d’o? la source des r?ves a jailli, sont pour eux sacr?s.
Christophe relut chez lui, dans le silence de la nuit, l’?vangile de la Passion de Jeanne; et aucun respect humain ne l’obligea plus ? contenir son ?motion. Une tendresse, une piti?, une douleur infinie, le remplissaient pour la pauvre petite bergeronnette, dans ses gros habits rouges de paysanne, grande, timide, la voix douce, r?vant au haut des cloches, – (elle les aimait comme lui) – avec son beau sourire, plein de finesse et de bont?, ses larmes toujours pr?tes ? couler, – larmes d’amour, larmes de piti?, larmes de faiblesse: car elle ?tait ? la fois si virile et si femme, la pure et vaillante fille, qui domptait les volont?s sauvages d’une arm?e de bandits, et, tranquillement, avec son bon sens intr?pide, sa subtilit? de femme, et son doux ent?tement, d?jouait pendant des mois, seule et trahie par tous, les menaces et les ruses hypocrites d’une meute de gens d’?glise et de loi, – loups et renards, aux yeux sanglants, – faisant cercle autour d’elle.
Ce qui p?n?trait le plus Christophe, c’?tait sa bont?, sa tendresse de c?ur, – pleurant apr?s les victoires, pleurant sur les ennemis morts, sur ceux qui l’avaient insult?e, les consolant quand ils ?taient bless?s, les aidant ? mourir, sans amertume contre ceux qui la livr?rent, et, sur le b?cher m?me, quand les flammes s’?levaient, ne pensant pas ? elle, s’inqui?tant du moine qui l’exhortait, et le for?ant ? partir. Elle ?tait «douce dans la plus ?pre lutte, bonne parmi les mauvais, pacifique dans la guerre m?me. La guerre, ce triomphe du diable, elle y porta l’esprit de Dieu».
Et Christophe, faisant un retour sur lui-m?me, pensait:
– Je n’y ai pas assez port? l’esprit de Dieu.
Il relisait les belles paroles de l’?vang?liste de Jeanne:
«?tre bon, rester bon, entre les injustices des hommes et les s?v?rit?s du sort… Garder la douceur et la bienveillance parmi tant d’aigres disputes, traverser l’exp?rience sans lui permettre de toucher ? ce tr?sor int?rieur…»
Et il se r?p?tait:
– J’ai p?ch?. Je n’ai pas ?t? bon. J’ai manqu? de bienveillance. J’ai ?t? trop s?v?re. – Pardon. Ne croyez pas que je sois votre ennemi, vous que je combats! Je voudrais vous faire du bien, ? vous aussi… Mais il faut pourtant vous emp?cher de faire le mal…
Et comme il n’?tait pas un saint, il lui suffisait de penser que sa haine se r?veill?t. Ce qu’il leur pardonnait le moins, c’?tait qu’? les voir, ? voir la France ? travers eux, il ?tait impossible d’imaginer qu’une telle fleur de puret? et de po?sie h?ro?que e?t pu jamais pousser de ce sol. Et pourtant, cela ?tait. Qui pouvait dire qu’elle n’en sortirait pas encore une seconde fois?
La France d’aujourd’hui ne pouvait ?tre pire que celle de Charles VII, la nation prostitu?e d’o? sortit la Pucelle. Le temple ?tait vide ? pr?sent, souill?, ? demi ruin?. N’importe! Dieu y avait parl?.
Christophe cherchait un Fran?ais ? aimer, pour l’amour de la France.
C’?tait vers la fin de mars. Depuis des mois, Christophe n’avait caus? avec personne, ni re?u aucune lettre, sauf de loin en loin quelques mots de la vieille maman, qui ne savait point qu’il ?tait malade, qui ne lui disait point qu’elle ?tait malade. Toutes ses relations avec le monde se r?duisaient ? ses courses au magasin de musique, pour prendre ou rapporter du travail. Il y allait ? des heures o? il savait que Hecht n’y ?tait pas, – afin d’?viter de causer avec lui. Pr?caution superflue; car la seule fois qu’il avait rencontr? Hecht, celui-ci lui avait ? peine adress? quelques mots indiff?rents au sujet de sa sant?.
Il ?tait donc bloqu? dans une prison de silence, quand, un matin, lui arriva une invitation de Mme Roussin ? une soir?e musicale: un quatuor fameux devait s’y faire entendre. La lettre ?tait fort aimable, et Roussin y avait ajout? quelques lignes cordiales. Il n’?tait pas tr?s fier de sa brouille avec Christophe. Il l’?tait d’autant moins que, depuis, il s’?tait brouill? avec sa chanteuse et la jugeait sans m?nagements. C’?tait un bon gar?on; il n’en voulait jamais ? ceux ? qui il avait fait tort. Il lui e?t paru ridicule que ses victimes eussent plus de susceptibilit? que lui. Aussi, quand il avait plaisir ? les revoir, n’h?sitait-il pas ? leur tendre la main.
Le premier mouvement de Christophe fut de hausser les ?paules et de jurer qu’il n’irait pas. – Mais ? mesure que le jour du concert approchait, il ?tait moins d?cid?. Il ?touffait de ne plus entendre une parole humaine, ni surtout une note de musique. Il se r?p?tait pourtant que jamais il ne remettrait les pieds chez ces gens-l?, Mais, le soir venu, il y alla, tout honteux de sa l?chet?.
Il en fut mal r?compens?. ? peine se retrouva-t-il dans ce milieu de politiciens et de snobs qu’il fut ressaisi d’une aversion pour eux plus violente encore que nagu?re: car dans ses mois de solitude, il s’?tait d?shabitu? de cette m?nagerie. Impossible d’entendre de la musique ici: c’?tait une profanation. Christophe d?cida de partir, aussit?t apr?s le premier morceau.
Il parcourait des yeux tout ce cercle de figures et de corps antipathiques. Il rencontra, ? l’autre extr?mit? du salon, des yeux qui le regardaient et se d?tourn?rent aussit?t. Il y avait en eux je ne sais quelle candeur qui le frappa, parmi ces regards blas?s. C’?taient des yeux timides, mais clairs, pr?cis, des yeux ? la fran?aise, qui, une fois qu’ils se fixaient sur vous, vous regardaient avec une v?rit? absolue, qui ne cachaient rien de soi, et ? qui rien de vous n’?tait peut-?tre cach?. Il connaissait ces yeux. Pourtant, il ne connaissait pas la figure qu’ils ?clairaient. C’?tait celle d’un jeune homme de vingt ? vingt-cinq ans, de petite taille, un peu pench?, l’air d?bile, le visage imberbe et souffreteux, avec des cheveux ch?tains, des traits irr?guliers et fins, une certaine asym?trie, donnant ? l’expression quelque chose, non de trouble, mais d’un peu troubl?, qui n’?tait pas sans charme, et semblait contredire la tranquillit? des yeux. Il ?tait debout dans l’embrasure d’une porte; et personne ne faisait attention ? lui. De nouveau, Christophe le regardait; et, ? chaque fois, il les «reconnaissait»: il avait l’impression de les avoir vus d?j? dans un autre visage.
Incapable de cacher ce qu’il sentait, suivant son habitude, Christophe se dirigea vers le jeune homme; mais, tout en approchant, il se demandait ce qu’il pourrait lui dire; et il s’attardait, ind?cis, regardant ? droite, et ? gauche, comme s’il allait au hasard. L’autre n’en ?tait pas dupe, et comprenait que Christophe venait ? lui; il ?tait si intimid?, ? la pens?e de lui parler, qu’il songeait ? passer dans la pi?ce voisine; mais il ?tait clou? sur place par sa gaucherie m?me. Ils se trouv?rent l’un en face de l’autre. Il se passa quelques moments avant qu’ils r?ussissent ? trouver une entr?e en mati?re. ? mesure que la situation se prolongeait, chacun d’eux se croyait ridicule aux yeux de l’autre. Enfin, Christophe regarda en face le jeune homme, et, sans autre pr?ambule, lui dit en souriant, sur un ton bourru: