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Christophe arriva, non sans avoir erré dans le dédale de rues qui avoisinent la place des Victoires, au magasin qu’il cherchait, rue de la Banque. En entrant, il crut voir, au fond de la boutique longue et obscure, Diener occupé à ranger des ballots, au milieu d’employés. Mais il était un peu myope et se défiait de ses yeux, bien que leur intuition le trompât rarement. Il y eut un remue-ménage parmi les gens du fond, quand Christophe eut dit son nom au commis qui le recevait; et, après un conciliabule, un jeune homme se détacha du groupe, et dit en allemand:

– Monsieur Diener est sorti.

– Sorti? Pour longtemps?

– Je crois. Il vient de sortir.

Christophe réfléchit un instant; puis il dit:

– Très bien. J’attendrai.

L’employé, surpris, se hâta d’ajouter:

– C’est qu’il ne rentrera peut-être pas avant deux ou trois heures.

– Oh! cela ne fait rien, répondit Christophe avec placidité. Je n’ai rien à faire à Paris. Je puis attendre, tout le jour, s’il le faut.

Le jeune homme le regarda avec stupéfaction, croyant qu’il plaisantait. Mais Christophe ne songeait déjà plus à lui. Il s’était assis tranquillement dans un coin, le dos tourné à la rue, et il semblait prêt à y camper.

Le commis retourna au fond du magasin, et chuchota avec ses collègues; ils cherchaient, avec une consternation comique, un moyen de se débarrasser de l’importun.

Après quelques minutes d’incertitude, la porte du bureau s’ouvrit. Monsieur Diener parut. Il avait une large figure rouge, balafrée sur la joue et le menton d’une cicatrice violette, la moustache blonde, les cheveux aplatis, avec une raie sur le côté, un lorgnon d’or, des boutons d’or à son plastron de chemise, et des bagues à ses gros doigts. Il tenait son chapeau et son parapluie. Il vint à Christophe, d’un air dégagé. Christophe, qui rêvassait sur sa chaise, eut un sursaut d’étonnement. Il saisit les mains de Diener, et s’exclama avec une cordialité bruyante, qui fit rire sous cape les employés et rougir Diener. Le majestueux personnage avait ses raisons pour ne pas vouloir reprendre avec Christophe ses relations d’autrefois; et il s’était promis de le tenir à distance, dès le premier abord, par ses manières imposantes. Mais à peine retrouvait-il le regard de Christophe, qu’il se sentait de nouveau un petit garçon en sa présence; il en était furieux et honteux. Il bredouilla précipitamment:

– Dans mon cabinet… Nous serons mieux pour causer.

Christophe reconnut sa prudence habituelle.

Mais, dans le cabinet, dont la porte fut soigneusement refermée, Diener ne s’empressait pas de lui offrir une chaise. Il restait debout, expliquant, avec une lourde maladresse:

– Bien content… J’allais sortir… On croyait que j’étais sorti… Mais il faut que je sorte… Je n’ai qu’une minute… Un rendez-vous urgent…

Christophe comprit que l’employé lui avait menti tout à l’heure, et que le mensonge était convenu avec Diener, pour le mettre à la porte. Le sang lui monta à la tête; mais il se contint, et dit sèchement:

– Rien ne presse.

Diener en eut un haut-le-corps. Il était révolté d’un tel sans-gêne.

– Comment! rien ne presse! dit-il. Une affaire…

Christophe le regarda en face:

– Non.

Le gros garçon baissa les yeux. Il haïssait Christophe, de se sentir si lâche devant lui. Il balbutia avec dépit. Christophe l’interrompit:

– Voici, dit-il. Tu sais…

(Ce tutoiement blessait Diener, qui s’était vainement efforcé, dès les premiers mots, d’établir entre Christophe et lui, la barrière du: vous.)

– … Tu sais pourquoi je suis ici?

– Oui, je sais, dit Diener.

(Il avait été informé par ses correspondants de l’algarade de Christophe, et des poursuites dirigées contre lui.)

– Alors, reprit Christophe, tu sais que je ne suis pas ici pour mon plaisir. J’ai dû fuir. Je n’ai rien. Il faut que je vive.

Diener attendait la demande. Il la reçut avec un mélange de satisfaction – (car elle lui permettait de reprendre sa supériorité sur Christophe) – et de gêne – (car il n’osait pas lui faire sentir cette supériorité, comme il l’eût voulu.)

– Ah! fit-il avec importance, c’est bien fâcheux, bien fâcheux. La vie est difficile ici. Tout est cher. Nous avons des frais énormes. Et tous ces employés…

Christophe l’interrompit avec mépris:

– Je ne te demande pas d’argent.

Diener fut décontenancé. Christophe continua:

– Tes affaires vont bien? Tu as une belle clientèle?

– Oui, oui, pas mal, Dieu merci… dit prudemment Diener. (Il se méfiait.)

Christophe lui lança un regard furieux, et reprit:

– Tu connais beaucoup de monde dans la colonie allemande?

– Oui.

– Eh bien, parle de moi. Ils doivent être musiciens. Ils ont des enfants. Je donnerai des leçons.

Diener prit un air embarrassé.

– Qu’est-ce encore? fit Christophe. Est-ce que tu doutes par hasard que j’en sache assez pour un pareil métier?

Il demandait un service, comme si c’était lui qui le rendait. Diener qui n’eût jamais rien fait pour Christophe que pour avoir le plaisir de le sentir son obligé, était bien résolu à ne pas remuer un doigt pour lui.

– Tu en sais mille fois plus qu’il n’en faut… Seulement…

– Eh bien?

– Eh bien, c’est difficile, très difficile, vois-tu, à cause de ta situation.

– Ma situation?

– Oui… Enfin, cette affaire, ce procès… Si cela venait à se savoir. C’est difficile pour moi. Cela peut me faire beaucoup de tort.

Il s’arrêta, voyant le visage de Christophe se décomposer de colère; et il se hâta d’ajouter:

– Ce n’est pas pour moi… Je n’ai pas peur… Ah si j’étais seul!… C’est mon oncle… Tu sais la maison est à lui, je ne peux rien sans lui…

De plus en plus effrayé par la figure de Christophe et par l’explosion qui se préparait, il dit précipitamment – (il n’était pas mauvais au fond; l’avarice et la vanité luttaient en lui: il eût voulu obliger Christophe mais à bon compte):

– Veux-tu cinquante francs?

Christophe devint cramoisi. Il marcha vers Diener, d’une telle façon que celui-ci recula en toute hâte jusqu’à la porte, qu’il ouvrit, prêt à appeler. Mais Christophe se contenta d’approcher de lui sa tête congestionnée:

– Cochon! dit-il, d’une voix retentissante.

Il le repoussa du chemin, et sortit, au milieu des employés. Sur le seuil, il cracha de dégoût.

*

Il marchait à grands pas dans la rue. Il était ivre de colère. La pluie le dégrisa. Où allait-il? Il ne savait. Il ne connaissait personne. Il s’arrêta, pour réfléchir, devant une librairie, et il regardait, sans voir, les livres à l’étalage. Sur une couverture, un nom d’éditeur le frappa. Il se demanda pourquoi. Il se rappela, après un instant, que c’était le nom de la maison où était employé Sylvain Kohn. Il prit note de l’adresse… Que lui importait? Il n’irait certainement pas… Pourquoi n’irait-il pas? Si ce gueux de Diener, qui avait été son ami, le recevait ainsi, qu’avait-il à attendre d’un drôle qu’il avait traité sans ménagement et qui devait le haïr? D’inutiles humiliations? Son sang se révoltait. – Mais un fond de pessimisme natif, qui lui venait peut-être de son éducation chrétienne, le poussait à éprouver jusqu’au bout la vilenie des gens.