Pour qui sait regarder la vie avec sérénité, il y a une forte saveur dans le contraste perpétuel qui existe, au sein de la société, entre l’extrême raffinement de la civilisation apparente et l’animalité profonde. Tout salon, qui n’est point rempli de fossiles et d’âmes pétrifiées, présente, comme deux couches de terrains, deux couches de conversations superposées: l’une, – que tout le monde entend, – entre les intelligences; l’autre, – dont peu de gens ont conscience, et qui est pourtant la plus forte, – entre les instincts, entre les bêtes. Ces deux conversations sont souvent contradictoires. Tandis que les esprits échangent des monnaies de convention, les corps disent: Désir, Aversion, ou, plus souvent: Curiosité, Ennui, Dégoût. La bête, encore que domptée par des siècles de civilisation, et aussi abrutie que les misérables lions dans la cage, rêve toujours à sa pâture.
Mais Christophe n’était pas encore arrivé à ce désintéressement de l’esprit, que seul apporte l’âge et la mort des passions. Il avait pris très au sérieux son rôle de conseiller de Colette. Elle lui avait demandé son aide; et il la voyait s’exposer de gaieté de cœur au danger. Aussi ne cachait-il plus son hostilité à Lucien Lévy-Cœur. Celui-ci s’était tenu d’abord, vis-à-vis de Christophe, dans l’attitude d’une politesse irréprochable et ironique. Lui aussi flairait l’ennemi; mais il ne le jugeait pas redoutable: il le ridiculisait, sans en avoir l’air. Il n’eût demandé qu’à être admiré de Christophe pour rester en bons termes avec lui: mais c’était ce qu’il ne pourrait obtenir jamais; et il le sentait bien, car Christophe n’avait pas l’art de feindre. Alors, Lucien Lévy-Cœur était passé insensiblement d’une opposition tout abstraite de pensées à une petite guerre personnelle, soigneusement voilée, dont Colette devait être le prix.
Entre ses deux amis elle tenait la balance égale. Elle goûtait la supériorité morale et le talent de Christophe, mais elle goûtait aussi l’immoralité amusante et l’esprit de Lucien Lévy-Cœur; et, au fond, elle y trouvait plus de plaisir. Christophe ne lui ménageait pas les remontrances: elle les écoutait avec une humilité touchante, qui le désarmait. Elle était assez bonne, mais sans franchise, par faiblesse, par bonté même. Elle jouait à demi la comédie; elle feignait de penser comme Christophe. Elle savait bien le prix d’un ami comme lui; mais elle ne voulait faire aucun sacrifice à une amitié; elle ne voulait faire aucun sacrifice à rien, ni à personne; elle voulait ce qui lui était le plus commode et le plus agréable. Elle cachait donc à Christophe qu’elle recevait toujours Lucien Lévy-Cœur; elle mentait, avec le naturel charmant des jeunes femmes du monde, expertes dès l’enfance en cet exercice nécessaire, à qui doit posséder l’art de garder tous ses amis et de les contenter tous. Elle se donnait comme excuse que c’était pour ne pas faire de peine à Christophe; mais en réalité, c’était parce qu’elle savait qu’il avait raison; et elle n’en voulait pas moins faire ce qui lui plaisait à elle, sans pourtant se brouiller avec lui. Christophe avait parfois le soupçon de ces ruses; il grondait alors, il faisait la grosse voix. Elle continuait de jouer la petite fille contrite, affectueuse, un peu triste; elle lui faisait les yeux doux, – feminæ ultima ratio. – Cela l’attristait vraiment de sentir qu’elle pouvait perdre l’amitié de Christophe; elle se faisait séduisante et sérieuse; et elle réussissait à désarmer pour quelque temps Christophe. Mais tôt ou tard, il fallait bien en finir par un éclat. Dans l’irritation de Christophe, il entrait, à son insu, un petit peu de jalousie. Et dans les ruses enjôleuses de Colette, il entrait aussi un peu, un petit peu d’amour. La rupture n’en devait être que plus vive.
Un jour que Christophe avait pris Colette en flagrant délit de mensonge, il lui mit marché en mains: choisir entre Lucien Lévy-Cœur et lui. Elle essaya d’éluder la question; et, finalement, elle revendiqua son droit d’avoir tous les amis qu’il lui plaisait. Elle avait parfaitement raison; et Christophe se rendit compte qu’il était ridicule; mais il savait aussi que ce n’était pas par égoïsme qu’il se montrait exigeant: il s’était pris pour Colette d’une sincère affection; il voulait la sauver, fût-ce en violentant sa volonté. Il insista donc, maladroitement. Elle refusa de répondre. Il lui dit:
– Colette, vous voulez donc que nous ne soyons plus amis?
Elle dit:
– Non, je vous en prie. Cela me ferait beaucoup de peine, si vous ne l’étiez plus.
– Mais vous ne feriez pas à notre amitié le moindre sacrifice.
– Sacrifice! Quel mot absurde! dit-elle. Pourquoi faudrait-il toujours sacrifier une chose à une autre? Ce sont des bêtes d’idées chrétiennes. Au fond, vous êtes un vieux clérical sans le savoir.
– Cela se peut bien, dit-il. Pour moi, c’est tout un ou tout autre. Entre le bien et le mal, je ne trouve pas de milieu, même pour l’épaisseur d’un cheveu.
– Oui, je sais, dit-elle. C’est pour cela que je vous aime. Je vous aime bien, je vous assure; mais…
– Mais vous aimez bien aussi l’autre?
Elle rit, et dit, en lui faisant ses yeux les plus câlins et sa voix la plus douce:
– Restez!
Il était sur le point de céder encore. Mais Lucien Lévy-Cœur entra; et les mêmes yeux câlins et la même voix douce servirent à le recevoir. Christophe regarda, en silence, Colette faire ses petites comédies; puis il s’en alla, décidé à rompre. Il avait le cœur chagrin. C’était si bête de s’attacher toujours, de se laisser prendre au piège!
En rentrant chez lui, et rangeant machinalement ses livres, il ouvrit par désœuvrement sa Bible, et lut:
… Le Seigneur a dit: Parce que les filles de Sion vont en raidissant le cou, en remuant les yeux, en marchant à petits pas affectés, en faisant résonner les anneaux de leurs pieds.
Le Seigneur rendra chauve le sommet de la tête des filles de Sion, le Seigneur en découvrira la nudité…
Il éclata de rire, en songeant au manège de Colette; et il se coucha de bonne humeur. Puis il pensa qu’il fallait qu’il fût bien atteint, lui aussi, par la corruption de Paris, pour que la Bible fût devenue pour lui d’une lecture comique. Mais il n’en continua pas moins, dans son lit, à se répéter la sentence du grand justicier farceur; et il cherchait à en imaginer l’effet sur la tête de sa jeune amie. Il s’endormit, en riant comme un enfant. Il ne songeait déjà plus à son nouveau chagrin. Un de plus, un de moins… Il en prenait l’habitude.