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– Oui, dit-il enfin, d’un ton protecteur, c’est assez bien écrit.

Une critique violente eût moins blessé Christophe.

– Je n’ai pas besoin qu’on me le dise, fit-il, exaspéré.

– J’imagine, pourtant, dit Hecht, que si vous me montrez ce morceau, c’est pour que je vous dise ce que j’en pense.

– En aucune façon.

– Alors, fit Hecht, piqué, je ne vois pas ce que vous venez me demander.

– Je vous demande du travail, pas autre chose.

– Je n’ai rien autre à vous offrir, pour le moment, que ce que je vous ai dit. Encore n’en suis-je pas sûr. J’ai dit que cela se pourrait.

– Et vous n’avez pas d’autre moyen d’occuper un musicien comme moi?

– Un musicien comme vous? dit Hecht, d’un ton d’ironie blessante. D’aussi bons musiciens que vous, pour le moins, n’ont pas cru cette occupation au-dessous de leur dignité. Certains, que je pourrais nommer, et qui sont maintenant bien connus à Paris, m’en ont été reconnaissants.

– C’est qu’ils sont des jean-foutre, éclata Christophe. (Il connaissait déjà des finesses de la langue française.) – Vous vous trompez, si vous croyez que vous avez affaire à quelqu’un de leur espèce. Croyez-vous m’en imposer avec vos façons de ne pas me regarder en face et de me parler du bout des dents? Vous n’avez même pas daigné répondre à mon salut, quand je suis entré. Mais qu’est-ce que vous êtes donc, pour en user ainsi avec moi? Êtes-vous seulement musicien? Avez-vous jamais rien écrit? Et vous prétendez m’apprendre comment on écrit, à moi, dont c’est la vie d’écrire!… Et vous ne trouvez rien de mieux à m’offrir, après avoir lu ma musique, que de châtrer de grands musiciens et de faire des saloperies sur leurs œuvres, pour faire danser les petites filles!… Adressez-vous à vos Parisiens, s’ils sont assez lâches pour se laisser faire la leçon par vous! Pour moi, j’aime mieux crever!

Impossible d’arrêter le torrent.

Hecht dit, glaciaclass="underline"

– Vous êtes libre.

Christophe sortit, en faisant claquer les portes. Hecht haussa les épaules, et dit à Sylvain Kohn, qui riait:

– Il y viendra, comme les autres.

Au fond, il l’estimait. Il était assez intelligent pour sentir la valeur non seulement des œuvres, mais des hommes. Sous l’emportement injurieux de Christophe il avait discerné une force, dont il savait la rareté, – dans le monde artistique plus qu’ailleurs. Mais son amour-propre s’était buté: à aucun prix il n’eût consenti à reconnaître ses torts. Il avait le besoin loyal de rendre justice à Christophe, et il était incapable de le faire, à moins que Christophe ne s’humiliât devant lui. Il attendit que Christophe lui revînt: son triste scepticisme et son expérience de la vie lui avaient fait connaître l’avilissement inévitable des volontés par la misère.

*

Christophe rentra chez lui. La colère avait fait place à l’abattement. Il se sentait perdu. Le faible appui sur lequel il comptait s’était écroulé. Il ne doutait pas qu’il ne se fût fait un ennemi mortel, non seulement de Hecht, mais de Kohn qui l’avait présenté. C’était la solitude absolue dans une ville ennemie. En dehors de Diener et de Kohn, il ne connaissait personne. Son amie Corinne, la belle actrice, avec qui il s’était lié en Allemagne, n’était pas à Paris; elle faisait encore une tournée à l’étranger, en Amérique, et cette fois pour son compte: car elle était devenue célèbre; les journaux publiaient de bruyants échos de son voyage. Quant à la petite institutrice française, qu’il avait, sans le vouloir, fait renvoyer de sa place, et dont la pensée avait été longtemps pour lui un remords, combien de fois s’était-il promis de la retrouver, quand il serait à Paris! Mais maintenant qu’il était à Paris, il s’apercevait qu’il n’avait oublié qu’une chose: son nom. Impossible de se le rappeler. Il ne se souvenait que du prénom: Antoinette. Au reste quand la mémoire lui serait revenue, le moyen de retrouver une pauvre petite institutrice, dans cette fourmilière humaine!

Il fallait s’assurer au plus tôt de quoi vivre. Il restait à Christophe cinq francs. Il prit sur lui, malgré sa répugnance, de demander à son hôte, le gros cabaretier, s’il ne connaîtrait pas dans le quartier des gens à qui il pourrait donner des leçons de piano. L’homme tenait déjà en médiocre estime un locataire qui ne mangeait qu’une fois par jour, et qui parlait allemand; il perdit tout respect, quand il sut que ce n’était qu’un musicien. Il était un Français de la vieille race pour qui la musique est un métier de feignant. Il se gaussa:

– Du piano!… Vous tapez de ça? Compliments!… C’est-y curieux tout de même de faire ce métier-là par goût! Moi, toute musique me fait l’effet, comme s’il pleuvait… Après ça, vous pourriez peut-être m’apprendre. Qu’est-ce que vous en diriez, vous autres? cria-t-il en se tournant vers des ouvriers qui buvaient. Ils rirent bruyamment.

– C’est un joli métier, fit l’un. Pas salissant. Et puis, ça plaît aux dames.

Christophe comprenait mal le français, et plus mal la moquerie: il cherchait ses mots; il ne savait pas s’il devait se fâcher. La femme du patron eut pitié de lui:

– Allons, allons, Philippe, tu n’es pas sérieux, dit-elle à son mari. – Tout de même, continua-t-elle, en s’adressant à Christophe, il y aurait peut-être bien quelqu’un qui ferait votre affaire.

– Qui donc? demanda le mari.

– La petite Grasset. Tu sais, on lui a acheté un piano.

– Ah! ces poseurs! C’est vrai.

On apprit à Christophe qu’il s’agissait de la fille du boucher: ses parents voulaient en faire une demoiselle; ils consentiraient à ce qu’elle prît des leçons, quand ce ne serait que pour faire jaser. La femme de l’hôtelier promit de s’en occuper.

Le lendemain, elle dit à Christophe que la bouchère voulait le voir. Il alla chez elle. Il la trouva à son comptoir, au milieu des cadavres de bêtes. Cette belle femme au teint fleuri, au sourire doucereux, prit un air digne, quand elle sut pourquoi il venait. Tout de suite elle aborda la question de prix, se hâtant d’ajouter qu’elle ne voulait pas y mettre beaucoup, parce que le piano est une chose agréable mais pas nécessaire; elle lui offrit un franc l’heure. Après quoi, elle demanda à Christophe, d’un air méfiant, si au moins il savait bien la musique. Elle parut se rassurer et devint plus aimable, quand il dit que non seulement il la savait, mais qu’il en écrivait: son amour-propre en fut flatté; elle se promit de répandre dans le quartier la nouvelle que sa fille prenait des leçons avec un compositeur.

Quand Christophe se vit, le lendemain, assis près du piano, – un horrible instrument, acheté d’occasion, et qui sonnait comme une guitare, – avec la petite bouchère, dont les doigts courts et gros trébuchaient sur les touches, – qui était incapable de distinguer un son d’un autre, – qui se tortillait d’ennui, – qui lui bâillait au nez, dès les premières minutes, – quand il eut à subir la surveillance de la mère et sa conversation, ses idées sur la musique et sur l’éducation musicale, – il se sentit si misérable, si misérablement humilié qu’il n’avait même plus la force de s’indigner. Il rentrait dans un état d’accablement; certains soirs, il ne pouvait dîner. S’il en était tombé là au bout de quelques semaines, où ne descendrait-il pas, par la suite? À quoi lui avait-il servi de se révolter contre l’offre de Hecht? Ce qu’il avait accepté était plus dégradant encore.