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— Pardonnez-moi… mais peut-être que lui sera heureux de vous recevoir. Il paraît que vous ressemblez beaucoup à votre mère. Cette circonstance le touchera très certainement…

— Qui peut savoir ? En tout cas… merci d’avoir essayé de m’aider…

En dépit des encouragements de l’excellente femme, Hortense avait senti s’augmenter sa tristesse quand, au matin du cinquième jour, elles avaient cherché, à travers la boue glacée, les cages de poulets, les cartons et les tas de bagages qui encombraient la place de Jaude, point de départ des Messageries, la diligence pour Saint-Flour, but définitif de son voyage. Elle savait qu’il lui faudrait quitter alors une compagne à laquelle elle s’attachait instinctivement alors que, sans trop savoir pourquoi, ce parent inconnu lui faisait peur. A elle qui pourtant n’avait jamais peur de rien…

Pour se réconforter, elle s’efforçait de se rappeler les paroles que Mère Madeleine-Sophie lui avait murmurées, à la veille de son départ :

— L’essentiel est de vous affermir dans la paix, même parmi les difficultés, même à la suite des fautes que vous pourriez commettre. Cette paix de l’âme vous aidera à calmer votre imagination, à purifier vos affections, à surmonter vos répugnances. Elle vous suggérera la prudence et la discrétion dans vos rapports avec votre famille inconnue. Dieu habite avec la paix…

S’affermir dans la paix alors que le problème consistait justement à découvrir d’abord cette paix ? Les deux derniers jours de voyage avaient représenté une sorte de calvaire. Le temps était affreux. Pluie et neige mêlées s’abattaient sur la diligence qui s’était engagée dans les difficiles routes de montagne, dès la sortie de la grande ville, et qui secouait ses passagers d’une ornière à l’autre comme des pois chiches dans des grelots. Accrochées aux portières, les deux femmes croyaient à chaque instant leur dernière heure venue, surtout quand l’étroite route surplombait des à-pic dont la profondeur leur semblait vertigineuse. Mme Chauvet, tous rhumatismes réveillés, gémissait à chaque cahot et Hortense serrait les dents pour ne pas en faire autant.

Le temps redevint sec mais nettement plus froid lorsque l’on fut en vue de Saint-Flour. Un morceau de ciel bleu traînait sur les tours jumelles de la cathédrale qui dominait la ville haute.

— Une voiture doit vous attendre sur la place d’Armes, à l’arrêt des diligences, soupira Mme Chauves. C’est ici que nous nous séparons. Je dois dire… que je le regrette.

— Moi aussi, dit Hortense spontanément. Vous avez été si bonne. Sans vous, je ne sais pas si je serais allée jusqu’au bout du voyage…

— Qu’auriez-vous fait, alors ?

— Je ne sais pas… J’aurais peut-être cherché à retrouver ma grand-tante de Mirefleur… Ou peut-être serais-je revenue rue de Varenne…

— Vous savez bien que c’est impossible. La Mère Barat aurait été fort embarrassée…

Hortense poussa un soupir. Ses yeux dorés contemplèrent avec une sorte de désespoir le paysage austère qui glissait derrière la vitre de la portière.

— Pardonnez-moi ! Vous devez penser que je perds la tête mais chaque fois que j’essaie d’imaginer le marquis de Lauzargues, je sens… comme une angoisse.

— Cela vient de ce que vous êtes jeune, émotive… et imaginative plus encore ! Vous aurez peut-être la bonne surprise de constater qu’il s’agit d’un charmant vieux monsieur…

— Il n’est pas si vieux. Si je me souviens du peu qu’en disait ma mère, il doit avoir quarante-cinq ans… ou à peine plus.

— De toute façon, c’est un gentilhomme. Il se comportera comme tel envers vous. Allons, ma chère enfant, reprenez courage. Vous verrez que tout s’arrangera…

— Dieu vous entende !…

Une voiture attendait, en effet, à l’arrêt de la diligence. C’était une grosse berline qui avait dû naître sous Louis XV et qui visiblement avait essuyé bien des intempéries. Deux vigoureux chevaux nivernais y étaient attelés. Quant au cocher, il ne ressemblait en rien au vieux Mauger qui, auprès de lui, aurait eu des allures de lord anglais. C’était un homme aussi large que haut, carré, épais, à moins que l’espèce de toge romaine en grosse bure grise qui l’emballait n’y fût pour quelque chose. Sous un chapeau rond et cabossé, d’un noir verdâtre, le visage apparaissait, d’un beau rouge brique entre les épais favoris noirs qui en dévoraient une bonne partie. Des guêtres de grosse toile disparaissant dans des sabots complétaient son équipement.

Tel qu’il était, l’homme vint droit à Hortense qu’il salua gauchement.

— C’est moi Jérôme, le cocher d’ M’sieur le Marquis. Pas la peine de d’mander si vous êtes not’ demoiselle. J’ vous ai reconnue tout de suite…

— Vous m’avez déjà vue ?

— Sûr que non mais c’est vot’ mère toute crachée qu’on voit quand on vous voit. Plus grande, pour sûr ! Et un rien plus solide ! Mais c’est tout de même vot’ mère ! J’ vas chercher vos colis ! Vot’ carriole, elle est déjà arrivée en retard alors faut s’dépêcher si on veut pas arriver d’main matin.

— Le château est loin ?

— Près d’cinq lieues ! Et M’sieur le Marquis il aime pas qu’on lui fasse attendre son souper ! Je r’viens !

Changeant sa chique de joue, le cocher nommé Jérôme tangua en direction des bagages que les gens de la poste déchargeaient. Hortense jeta un regard d’envie vers l’accueillante auberge aux vitres miroitantes derrière lesquelles on voyait flamber un grand feu. C’était là que Mme Chauves allait passer la nuit… sans elle.

Celle-ci intercepta le regard d’Hortense et comprit.

— Croyez-vous qu’il soit possible de convaincre cet homme d’attendre jusqu’à demain matin ?

— Certainement pas. Vous avez entendu : le marquis n’est pas patient… Mais merci d’y avoir songé…

Spontanément, elle embrassa son éphémère compagne puis, comme Jérôme revenait en ronchonnant contre le poids et le nombre des bagages de la jeune fille, elle ajouta :

— Rentrez vite dans l’auberge, chère Madame Chauves. Je ne veux pas que vous attendiez mon départ ! C’est trop triste de laisser quelqu’un derrière soi…

— Vous m’écrirez pour me donner de vos nouvelles ?

— Je vous le promets !

Un instant plus tard, la voiture s’ébranlait en grinçant et se dirigeait vers la rampe raide qui conduisait à la ville basse. Cette fois, plus rien ne séparait la fille d’Henri Granier de ce pays inconnu, de cette existence étrangère qui allaient être les siens…

Avec un soupir, elle s’adossa aux coussins de velours usé qui sentaient l’humidité et l’écurie, ferma les yeux pour ne plus voir la faible lumière d’un gris sulfureux qui avait remplacé le lambeau de ciel bleu. Elle essaya de dormir pour, au moins, cesser de penser mais c’était impossible et elle rouvrit les yeux. Il y avait ses nerfs trop tendus, les cahots de ce grinçant carrosse, plus rudes encore que ceux de la diligence, le chagrin qui revenait avec une horrible impression de solitude. Il y avait ce paysage qui lui semblait le plus sauvage du monde…

Par de mauvais tournants, la voiture, au bas de la côte, franchit le vallon de Lescure sur un petit pont de pierre avant de s’attaquer à la longue et dure grimpée qui, là-haut dans les nuages bas, atteignait la planèze, vaste plateau basaltique troué de ravins, hérissé de rochers dont les formes tourmentées évoquaient de fantastiques animaux revenus du fond des âges, ou encore de forts châteaux écroulés étalant sous le ciel leurs murailles éventrées crachant des entrailles de branches mortes, de broussailles et de pins rabougris. La sauvage végétation que l’hiver avait dépouillée de la rassurante douceur des feuilles montrait à nu ses branches noircies par le gel ou moussues de lichens bleuâtres.