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Elle parla encore longtemps et sa voix douce endormait peu à peu la douleur cuisante. Pourtant, Hortense n’entendait pas vraiment ce qu’elle disait. C’était trop grand, trop haut pour sa souffrance terrestre ! La Mère générale invoquait la Passion du Sauveur, la Très Sainte Obéissance et l’abandon à la volonté de Dieu. Mais Dieu était trop loin, trop haut pour une enfant de dix-sept ans poussée brutalement hors de l’inconsciente insouciance de l’adolescence et jetée dans l’horreur. Le Ciel s’était fermé. Il allait falloir vivre dans les ténèbres extérieures…

— Ma Mère, dit enfin Hortense d’une voix qui lui parut curieusement étrangère, je désire rentrer chez moi et je vous supplie de m’y faire reconduire. Il faut… oui, il faut que je sache !

— Ne me demandez pas cela ! M. Vernet m’a dit le bouleversement qui a suivi le drame. La maison est aux mains des hommes de loi. Vous ne savez pas ce que c’est. Moi qui ai vécu la Terreur, je le sais. Partout vous vous heurteriez à des gens, à des mots, à des gestes, à des spectacles qui ne sauraient que vous blesser. Vous êtes trop jeune pour affronter pareille épreuve…

— Mais eux… mes parents ? Je voudrais au moins les revoir !…

La Mère générale hocha la tête. Cela non plus n’était pas possible. L’hôtel de Berny était gardé par la police, d’ordre du Roi. Les scellés y seraient posés plus tard. Hortense ne pourrait y rentrer et c’était peut-être mieux ainsi. Au moins conserverait-elle une image vivante de ceux qu’elle aimait. Pourquoi vouloir confronter un souvenir chaleureux avec une réalité brutale ? Et puis, il y avait tout le reste : le monde, les bavardages, les journaux, la curiosité sans pudeur et la malveillance. De tout cela, les murs du Sacré-Cœur garderaient Hortense. Au moins y aurait-elle la paix et la possibilité de prier pour ses parents…

— Je vous accompagnerai moi-même aux funérailles. Ensuite nous verrons ce qu’il conviendra de faire. Il vous reste, m’a-t-on dit, de la famille du côté de votre mère ?

— Oui. Maman avait un frère aîné : le marquis de Lauzargues. Mais il vit loin d’ici et je crois qu’ils étaient brouillés. Elle n’en parlait jamais… Il n’est rien pour moi !

— Ne préjugez pas de l’avenir. Il vous sera peut-être un jour un appui, un secours… Pour l’instant, il faut seulement songer à vous reposer, à dormir. Demain nous entendrons la messe ensemble…

Elle sortit après avoir posé un baiser sur le front de la jeune fille, la laissant à la garde de la sœur infirmière après avoir donné à voix basse quelques instructions. Nantie d’une infusion calmante, Hortense sombra dans un sommeil sans rêves et n’en sortit que pour s’enfoncer dans un silence qui lui parut sans limites.

Autour d’elle les pas se feutraient, les voix baissaient, les conversations devenaient chuchotements et les autres pensionnaires s’écartaient. C’était comme si elle était subitement devenue quelque chose de fragile ou de dangereux… Plongée dans cette atmosphère ouatée, gardée par les voiles noirs des religieuses, elle se retrouvait face à face avec elle-même et s’efforçait de comprendre ce qui lui arrivait.

Pour cela, elle rappelait à son souvenir toutes les images qui lui restaient de ses parents, les examinait, les confrontait. C’est alors qu’elle s’aperçut d’une chose étrange, impensable mais pourtant réelle : ils étaient pour elle presque des inconnus dans leur vérité d’homme et de femme… Elle ne savait rien d’eux…, ou si peu ! Des bribes, bien sûr – et combien précises –, mais entre elles de grandes plages blanches…

Son père ? Un Dauphinois puissant, noir de poil, dur de cuir, aussi solide que les rochers de ses montagnes natales. Sans même avoir besoin de fermer les yeux, Hortense pouvait retracer les traits de son visage où les yeux dorés, vifs et pétillants – ses yeux à elle ! – mettaient une note de gaieté. Ce qui frappait le plus, chez lui, en dehors de sa haute taille et de sa carrure, c’étaient ses mains. Elles étaient blanches, fines, étroites, délicates même comme des fleurs de liseron accrochées au tronc d’un chêne rugueux. L’intelligence était à l’image de l’homme : immense, presque démesurée mais avec d’étranges délicatesses et des subtilités inattendues. Un sens de l’honneur intransigeant, rare dans les milieux des manieurs d’argent, une extrême générosité jointe à une extrême discrétion, tel était Henri Granier, tel il avait toujours été, ce fils de petit aubergiste grenoblois parti de rien et qui, cependant, avait su édifier l’une des premières fortunes de France.

Quand il avait quitté son pays, à dix-sept ans, il n’avait d’autres biens que son courage et sa volonté. C’étaient alors les heures les plus noires de la Révolution. Le Roi venait de mourir sur l’échafaud. La Reine n’allait pas tarder à le suivre et, après elle, le meilleur du sang de France. Mais, à cette époque, le sort des souverains intéressait peu Henri. Ils lui étaient aussi lointains que le soleil et la lune. Encore le soleil le chauffait-il le jour et la lune l’éclairait-elle la nuit. Ce qui attirait le jeune homme à Paris, c’était un monde qu’il devinait en gestation, c’était le besoin forcené de s’affirmer, de réussir. Au milieu de cette apocalypse, il avait su victorieusement se tailler une part de lion.

Sa fortune, Granier la devait d’abord à lui-même puis à Napoléon qu’il avait servi avec une fidélité totale, un dévouement absolu. Non parce qu’il était le maître mais parce que l’homme lui semblait digne d’être servi. Et Napoléon avait donné la puissance à la banque Granier tout en érigeant en baronnie la terre de Berny que son fondateur avait acquise. En échange, la banque Granier avait soutenu l’Empereur jusqu’à l’ultime embarquement pour Sainte-Hélène, et l’Empire tant qu’il avait existé.

L’une était sans doute plus solide que l’autre puisque l’empire était mort alors que la banque vivait toujours, trop importante pour ne pas courir sur sa vitesse acquise.

Les Bourbons, à peine débarqués avec leurs bagages usés et leurs idées de l’autre siècle, avaient eu besoin d’argent, et plus encore la France qui devait faire face à l’énorme rançon extorquée par les vainqueurs du César corse. Henri Granier en avait payé une partie. Non pour les nouveaux maîtres qui n’obtenaient de lui qu’un respect de commande et le dédaignaient presque ouvertement. Ils n’étaient pour lui que des Pygmées perdus dans les bottes d’un géant et jamais, après Waterloo, on ne l’avait vu aux Tuileries en dépit des prières de sa femme.

Sa femme ? Elle avait tout juste seize ans quand, après Wagram, Henri Granier l’avait rencontrée à Clermont où il s’était rendu pour traiter quelques affaires. Elle y soignait une tante malade, la comtesse de Mirefleur, cliente d’Henri. Et, tout de suite, le jeune banquier avait été l’esclave de cette enfant blonde, exquise et délicate comme une fleur d’amandier, sans même chercher à en apprendre davantage sur son caractère. Or, en fait de caractère, Victoire de Lauzargues n’avait que de l’obstination et une vive admiration pour sa jolie personne. La passion de ce jeune homme que l’on disait si riche l’avait séduite, conquise presque autant que l’idée d’aller briller dans une Cour, même un peu fraîchement peinte, plutôt que de végéter sa vie entière dans quelque vieux château d’Auvergne.

Elle avait épousé Henri malgré la volonté de sa famille indignée de voir une aristocrate de vieille souche tendre la main à un « fils de la Révolution ». A l’exception de Mme de Mirefleur, les Lauzargues l’avaient maudite, reniée et jamais la jeune baronne de Berny n’avait revu ses parents. A leur mort, le marquis, son frère aîné, n’avait même pas daigné l’avertir. Pour tous les Lauzargues, Victoire était morte.