— Exact, ma sœur.
A nouveau, elle parla à son rosaire, puis elle ajouta à mon adresse :
— Sœur Marie Charles est la secrétaire de saint Pierre. Je suis son adjointe. (Elle me sourit.) Je suis sœur Mary Rose.
— Heureux de vous rencontrer, sœur Mary Rose. Parlez-moi un peu de vous. A quel ordre appartenez-vous ?
— Je suis dominicaine, saint père. Dans ma vie sur terre, j’étais administratrice d’un hôpital à Francfort, en Allemagne. Ici, nul n’a besoin de mes compétences, aussi j’occupe ce poste car j’adore rencontrer des gens. Voulez-vous bien me suivre ?
La foule s’écarta devant nous comme les eaux de la mer Rouge, à cause de la nonne ou de ma superbe auréole. Je ne saurais le dire. Peut-être à cause des deux. La nonne me conduisit jusqu’à une porte dérobée sur laquelle ne figurait aucune inscription, entra directement, et je me retrouvai dans le bureau de sa supérieure, sœur Marie Charles. C’était une nonne de très grande taille, aussi grande que moi en vérité, et assez belle, ou plutôt « jolie » pour être plus précis. Elle semblait également plus jeune que son adjointe. Mais comment savoir vraiment avec les nonnes ? Elle était assise devant un vaste bureau encombré, avec une vieille Underwood à portée de la main. Elle se leva aussitôt, me fit face et s’inclina elle aussi brièvement.
— Bienvenue, saint Alexander ! Nous sommes très honorées de votre venue. Saint Pierre sera bientôt là. Voulez-vous vous asseoir ? Puis-je vous proposer un rafraîchissement ? Un verre de vin ? Du Coca-cola ?
— Ma foi, je crois qu’un Coca me ferait plaisir ! Je n’en ai pas bu depuis la terre.
— Eh bien, ce sera un Coca, donc. (Elle sourit.) Je vais vous confier un secret. Le Coca est le seul vice de saint Pierre. Nous en avons donc toujours au frais ici.
C’est alors qu’une voix résonna juste au-dessus de nous – une voix puissante de baryton qui ne pouvait être que celle d’un bon prédicateur, comme le frère Barnaby, béni soit son nom.
— J’ai entendu, Charlie. Qu’on lui fasse apporter son Coke ici. Je suis libre.
— Vous écoutiez, patron ?
— Ça, ça ne vous regarde pas, ma fille. A propos, servez-m’en un aussi.
Lorsque je fus introduit dans son bureau, saint Pierre venait de se lever et se dirigeait vers la porte. J’avais appris en histoire religieuse qu’il était censé avoir eu quatre-vingt-dix ans au moment de sa mort. Ou bien lorsqu’il avait été exécuté (crucifié ?) par les Romains. (Le métier de prédicateur a toujours comporté des risques mais, du temps de saint Pierre, c’était aussi dangereux qu’être adjudant dans les commandos de Marines.)
Cet homme semblait avoir la soixantaine, ou peut-être même soixante-dix ans. Il était solide, en forme, le visage bronzé, avec des traces laissées par le grand soleil. Il avait la barbe et les cheveux longs et drus, comme s’ils n’avaient jamais été taillés, avec quelques mèches grises, mais pas un poil blanc. Je remarquai (à mon immense surprise) qu’il avait dû être roux à une période de son existence. Il avait des épaules larges, il était musclé, et ses mains étaient calleuses, ainsi que je le constatai quand j’acceptai celle qu’il me tendait. Il portait une robe de laine brune non écrue, des sandales, et une toute petite calotte sous son auréole.
Il me plut au premier regard.
Il me conduisit jusqu’à un confortable fauteuil et me fit asseoir avant de reprendre place derrière son bureau. Sœur Marie Charles était derrière nous, portant un plateau avec deux bouteilles de Coke du modèle classique, en verre, que je connaissais bien, et deux verres tulipe portant la marque Coca-cola que je n’avais pas vus depuis des années. Je me demandai qui avait la franchise de la marque au paradis et comment ça se passait au niveau des affaires.
— Merci, Charlie, dit saint Pierre. Qu’on ne me passe plus aucun appel.
— Aucun ? Même ?…
— Ne soyez pas stupide. Allez, fichez le camp. (Il se tourna vers moi.) Alexander, j’essaie d’accueillir personnellement tous les saints qui arrivent. Mais il se trouve que je vous ai manqué, je ne sais comment.
— Je suis arrivé mêlé à la foule, saint Pierre. Celle de l’Extase. Et à la porte d’Asher.
— Ah, je comprends. Dure journée. Et nous n’en sommes pas encore sortis. Mais un saint devrait toujours être escorté jusqu’à la porte principale… Par vingt-quatre anges sonnant de la trompette. Il faut que je voie ce qui a bien pu se passer.
— Pour être franc, saint Pierre, risquai-je, je ne crois pas que je sois un saint. Mais je n’arrive pas à enlever cette auréole fantaisie.
Il secoua la tête.
— Non, non, vous en êtes un, c’est certain. Et ne vous laissez pas gagner par le doute : il n’y a jamais eu aucun saint qui ait su qu’il en était un. Il a toujours fallu le leur dire. C’est un paradoxe sacré : celui qui croit être un saint ne l’est jamais. Tenez : quand je suis arrivé ici et qu’on m’a donné les clés en me disant que cette charge me revenait, je ne l’ai pas cru. J’ai pensé que le Maître me jouait un bon tour pour me rappeler les farces que je lui avais faites en Galilée. Eh bien, non ! C’était bel et bien vrai. C’en était fini de Rabbi Simon Jona le vieux pêcheur et, depuis, j’ai toujours été saint Pierre. Tout comme vous êtes saint Alexander, que cela vous plaise ou non. Et ça vous plaira, avec le temps. (Il tapota un dossier.) J’ai lu tout ce qui vous concerne. Aucun doute quant à votre sainteté. Quand j’ai revu tout ça, je me suis rappelé votre jugement. L’avocat du diable, dans votre affaire, était saint Thomas d’Aquin. Il est venu me trouver ensuite et m’a expliqué que son attaque était purement pro forma car il n’y avait jamais eu le moindre doute dans son esprit quant à votre qualification. Mais dites-moi, ce premier miracle – le jugement du feu… Est-ce que vous avez senti vaciller votre foi à un moment ou à un autre ?
— Oui, je pense. Je m’en suis sorti avec une belle cloque au pied.
Saint Pierre toussota :
— Une seule petite cloque et vous pensez que vous n’êtes pas digne d’être un saint ? Mon fils, si sainte Jeanne d’Arc avait eu une foi aussi inébranlable que la vôtre, elle aurait éteint le bûcher sur lequel on l’a martyrisée. Je connais même…
— L’épouse de saint Alexander est arrivée, annonça soudain sœur Marie Charles.
— Qu’on la fasse entrer ! (Saint Pierre ajouta rapidement :) Je vous raconterai ça plus tard.
Mais je l’entendis à peine : j’avais le cœur battant.
La porte s’ouvrit.
Et Abigail entra.
Je ne sais comment donner une juste description des minutes qui suivirent. J’étais effondré par cette cruelle déception en même temps que par l’embarras.
Abigail me toisa et déclara d’un ton sévère :
— Alexander, que fais-tu avec cette ridicule auréole, au nom du ciel ! Enlève-moi ça immédiatement !
Saint Pierre gronda aussitôt :
— Ma fille, il n’est pas question d’au nom du ciel, car ceci est mon bureau. Et je vous interdis de vous adresser de cette façon à saint Alexander.
Abigail tourna la tête, l’air pincé.
— Vous appelez ça un saint ? Lui ? Est-ce que votre mère ne vous a jamais appris à vous lever devant les dames, d’abord ? Ou bien les saints sont-ils dispensés de cette élémentaire marque de courtoisie ?
— Je me lève, mais pour les vraies dames, sachez-le. Ma fille, je vous prie de vous adresser à moi avec respect. Et de même, vous vous adresserez à votre époux avec le respect qui lui est dû.