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Il poussa un soupir.

— C’est toute cette magie, monsieur. Je m’y perds.

Le gentleman lui serra le bras d’un geste affectueux.

La ville lui apparut bâtie sur un versant escarpé. Il semblait ne pas y avoir de rues à proprement parler, juste d’étroites ruelles, composées en grande partie de marches qui montaient et descendaient en serpentant entre les maisons. Les habitations étaient de la dernière simplicité, sévérité, pour tout dire. Les murs, blanchis à la chaux, étaient de terre ou de torchis ; les entrées avaient des portes en bois plein et les fenêtres des volets de même façon. Les marches des ruelles étaient également badigeonnées de blanc. Dans toute la ville, on ne voyait pas la moindre tache de couleur pour soulager l’œil : aucune fleur en pot sur un rebord de fenêtre, aucun jouet peint oublié sur le seuil d’une porte, où un enfant l’aurait abandonné. Errer parmi ces passages resserrés, songea Stephen, c’était comme se perdre dans les plis d’une immense nappe immaculée.

Le silence ambiant était surnaturel. Tandis qu’ils gravissaient et redescendaient les marches étroites, ils entendaient bien un brouhaha de conversations sortir des maisons ; aucun rire, cependant, aucune chanson, pas de voix d’enfant surexcitées. De temps à autre, ils croisaient un habitant de la ville : toujours un homme à la face basanée, solennel, vêtu d’une robe et de pantalons blancs, avec un turban assorti sur la tête. Tous avaient des cannes – y compris les jeunes gens – ; à la vérité, aucun d’eux ne semblait très jeune ; les habitants de cette ville étaient nés vieux.

Ils ne virent qu’une seule femme (du moins le gentleman aux cheveux comme du chardon affirmait-il qu’il s’agissait d’une femme). Elle se tenait au côté de son époux, enveloppée du sommet de la tête à la pointe des pieds d’un seul vêtement de la couleur des ombres. La première fois que Stephen l’aperçut, elle lui tournait le dos. Conformément à l’atmosphère onirique du lieu, au moment où elle se retournait lentement vers lui il découvrit qu’elle avait, à la place du visage, un panneau d’étoffe lourdement brodé, d’une teinte sombre identique au reste de son costume.

— Ce peuple est très étrange, chuchota Stephen. Pourtant, ils n’ont guère l’air surpris de nous trouver ici !

— Ah ! fit le gentleman. Il tient à la magie que j’ai pratiquée que vous et moi dussions leur apparaître comme deux de leurs congénères. Ils sont convaincus de nous connaître depuis l’enfance. En outre, vous vous apercevrez que vous les entendez parfaitement, et qu’eux aussi vous entendront malgré l’obscurité de leur langue, à peine intelligible pour leurs propres compatriotes à vingt-cinq milles à la ronde !

Sans doute, songea Stephen, cela tenait-il aussi de la magie que les habitants de cette ville ne remarquassent pas combien le gentleman parlait fort, et comment ses paroles résonnaient dans la moindre encoignure chaulée.

La ruelle qu’ils descendaient tourna au coin pour se terminer brusquement par un long muret qui avait été construit là afin d’empêcher les passants étourdis de tomber dans le précipice. De ce belvédère, on avait vue sur la campagne environnante. Balayée par un vent chaud, une morne vallée de roches blanches s’étendait sous un ciel sans nuage. C’était un monde qui avait été dépouillé de toute chair et dont il ne restait plus que les os.

Stephen aurait cru que ce lieu était un rêve ou la conséquence d’un enchantement, si le gentleman aux cheveux comme du chardon ne lui avait annoncé avec jubilation :

— «… l’Afrique ! La terre de vos ancêtres, mon cher Stephen ! »

« Mes ancêtres ne vivaient pas ici, j’en suis sûr, réfléchissait Stephen. Ce peuple est plus foncé que l’Anglais et beaucoup plus clair que moi. Ce sont des Arabes, à mon avis. » À haute voix, il demanda :

— Allons-nous quelque part en particulier, monsieur ?

— Visiter le bazar, Stephen !

Stephen fut ravi à cette nouvelle. Le silence et la solitude étaient oppressants. Le bazar ne manquerait sans doute pas de bruit et d’animation.

Le bazar local se révéla toutefois être d’une nature très étrange. Il était situé à proximité des remparts de la ville haute, juste devant une porte en bois monumentale. Il n’y avait pas d’éventaires, pas de cohue de chalands qui déambulaient pour inspecter les marchandises. Au contraire, tous ceux qui étaient tant soit peu disposés à acheter quoi que ce fût s’asseyaient par terre en silence, les mains jointes, tandis qu’un responsable du marché – une sorte de commissaire-priseur – faisait circuler les produits pour les montrer aux acheteurs éventuels. Le commissaire-priseur annonçait le dernier prix qui lui avait été proposé, et le client secouait alors la tête ou renchérissait. Les marchandises n’offraient pas une grande variété ; à part quelques balles de belle étoffe et des articles brodés, les tapis dominaient. Lorsque Stephen en fit la remarque à son compagnon, le gentleman répondit :

— Leur religion est des plus sévères, Stephen. Presque tout leur est défendu, à l’exception des tapis.

Ces hommes qui gardaient bouche close de peur de blasphémer, qui détournaient toujours les yeux des visions interdites et dont les mains s’abstenaient à tout instant de quelque geste lui aussi interdit, Stephen les regarda circuler mélancoliquement dans le marché. Ils lui parurent ne mener qu’une apparence de vie. Ils eussent pu aussi bien être des songes ou des fantômes. Dans la ville silencieuse et la campagne qui l’était tout autant, seul le vent brûlant possédait une quelconque substance. Stephen se dit qu’il ne serait pas surpris si, un jour, le vent balayait entièrement la ville et ses habitants.

Stephen et le gentleman s’installèrent dans un coin du marché, sous une banne brune déchirée.

— Pour quelle raison sommes-nous ici, monsieur ? s’enquit Stephen.

— Afin de pouvoir discuter tranquillement, Stephen. Il survient un obstacle des plus sérieux. Je regrette de devoir vous informer que tous nos magnifiques projets ont été brusquement bouleversés. Une fois de plus, ces magiciens nous barrent la route ! Il n’a jamais existé pareille paire de coquins ! Leur seul plaisir, je subodore, est de nous prouver leur mépris ! Un jour, je crois…

Le gentleman était beaucoup plus intéressé à malmener les magiciens qu’à s’exprimer avec clarté, aussi Stephen mit-il un certain temps avant de parvenir à comprendre ce qui s’était passé. Jonathan Strange avait rendu visite au roi d’Angleterre. Pour quelle raison ? le gentleman ne l’expliqua pas. Et puis il était d’avis de voir d’abord ce dont le magicien était capable, et de ne s’occuper du roi d’Angleterre qu’en second lieu.

— … et j’ignore d’où vient ce manquement, mais je n’ai jamais rendu mes respects à Sa Majesté. Or j’ai découvert que c’était un vieillard des plus délicieux ! Très respectueux à mon égard ! Nous avons eu un long entretien ! Il a grandement souffert du traitement cruel de ses sujets. Les Anglais prennent beaucoup de plaisir à humilier les nobles du royaume. Nombre de preux à travers les âges ont subi leurs méchantes persécutions. Des gens tels que Charles Ier, Jules César et, surtout, vous et moi !

— Je vous demande pardon, monsieur, mais vous parliez de projets. De quels projets s’agit-il ?

— Voyons, nos projets pour vous placer sur le trône d’Angleterre, naturellement ! Vous n’avez pas oublié ?

— Non, en effet !

— Enfin ! J’ignore quelle peut être votre opinion, mon cher Stephen, déclara le gentleman sans avoir la patience de la connaître, mais j’avoue que je suis las d’attendre que votre mirifique destin s’accomplisse de lui-même. J’incline fortement à devancer ces paresseuses Parques et à vous introniser roi. Qui sait ? Peut-être suis-je censé être le noble instrument qui vous portera à la position élevée qui de droit est la vôtre ! Rien ne paraît plus probable ! Tenez ! Pendant que nous devisions, le roi et moi, il m’est venu à l’esprit que la première mesure à prendre pour vous sacrer roi, c’était de me débarrasser de lui ! Remarquez, je ne voulais aucun mal au vieil homme. Au contraire ! J’ai enveloppé son âme de douceur et l’ai rendu plus heureux qu’il ne l’a été pendant de longues années. Mais cela ne marcherait pas avec le magicien ! À peine avais-je commencé à tramer un enchantement que le magicien se mettait à travailler contre moi. Il a recouru à une antique magie des fées d’un immense pouvoir. Je n’ai jamais été plus surpris de ma vie ! Qui eût pu supposer qu’il saurait réaliser un tel tour de force ?