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— Nous vous avons déjà répondu, s’impatienta Grant. Nous l’ignorons.

Il jeta à Strange un regard au sens on ne peut plus clair : « Notre homme est une vraie buse ».

À ce moment-là, le gentleman du Nottinghamshire commença à suspecter que le groupe de Strange n’était pas seulement peu aimable, mais que ses intentions à son égard étaient grossières. Il fronça le sourcil et désigna le petit homme mou à l’expression étonnée qui se tenait à ses côtés.

— C’est le premier séjour de Mr Tantony à Londres, et il ne souhaite pas y revenir. J’ai tenu à lui montrer le Bedford Coffee-house, mais je ne pensais pas trouver ses habitués si désobligeants.

— Eh bien, si vous ne vous plaisez pas ici, riposta Strange avec irritation, alors je ne peux que vous suggérer de rentrer chez vous… Dans le « Nautique-shire », je crois que vous avez dit ?

Colquhoun Grant gratifia le gentleman du Nottinghamshire d’un regard glacé et lança à la ronde :

— Cela ne m’étonne guère que nos fermes soient dans un état aussi alarmant. De nos jours, les fermiers sont toujours à courir le monde. On les rencontre dans tous les repaires les plus futiles du royaume. Ils ne prennent que leur plaisir en considération. N’y a-t-il pas de blé à semer au Nottinghamshire ? Je m’interroge. Pas de cochons à nourrir non plus ?

— Mr Tantony et moi-même ne sommes pas fermiers, monsieur ! s’exclama le gentleman du Nottinghamshire d’un ton indigné. Nous sommes des brasseurs. Gatcombe & Tantony Entire Stout est notre bière la plus fameuse, et elle est réputée dans trois comtés !

— Merci, nous avons déjà assez de bière et de brasseurs de bière comme cela à Londres, déclara le colonel Manningham. Je vous en prie, surtout ne restez pas pour nous.

— Nous ne sommes pas là pour vendre de la bière ! Nous sommes venus dans un but bien plus noble que cela ! Mr Tantony et moi-même sommes passionnés de magie ! Nous estimons qu’il est du devoir de tout patriote anglais de s’intéresser à ce sujet. Londres n’est plus seulement la capitale de la Grande-Bretagne, c’est le centre de notre science magique. Durant de nombreuses années, le vœu le plus cher de Mr Tantony a été de pouvoir apprendre la magie. Cependant, l’art en était tombé si bas qu’il désespérait. Ses amis l’engagèrent à montrer plus d’optimisme. Nous lui avons répété que, quand les choses vont au plus mal, elles commencent à s’arranger. Et nous avions raison, car presque sur l’heure il est apparu deux des plus grands magiciens que l’Angleterre ait jamais connus. Je parle, naturellement, de Mr Norrell et de Mr Strange ! Les prodiges qu’ils ont accomplis ont redonné aux Anglais une raison de bénir leur terre natale et encouragé Mr Tantony à espérer pouvoir être un jour de leur nombre.

— Vraiment ? Enfin, ma conviction est qu’il sera déçu, observa Strange.

— Alors, monsieur, vous ne pourriez davantage vous fourvoyer ! s’écria triomphalement le gentleman du Nottinghamshire. Mr Tantony est initié aux arts de la magie par Mr Strange en personne !

Par malchance, à cet instant précis, il se trouva que Strange se penchait au-dessus de la table, en équilibre sur un pied, afin de viser une bille. Il fut si stupéfié de ce qu’il entendait qu’il rata son coup, heurta sa queue de billard contre le bord de la table et bascula incontinent.

— Je crois qu’il doit y avoir erreur, hasarda Colquhoun Grant.

— Non, monsieur, aucune erreur, répondit le gentleman du Nottinghamshire avec un calme exaspérant.

Strange, qui se relevait, demanda :

— Et quel air a-t-il donc, ce Mr Strange ?

— Hélas ! soupira le gentleman du Nottinghamshire. Les lettres de Mr Strange sont pleines de sages conseils et d’admirables aperçus sur la condition de la magie anglaise. Tenez, l’autre jour, Mr Tantony a écrit à Mr Strange pour lui commander un charme susceptible d’arrêter la pluie, car nous avons notre ration de pluie dans notre coin du Nottinghamshire. Le lendemain, Mr Strange répondait en expliquant que, bien qu’il existât en effet des charmes capables de déplacer la pluie et le soleil comme des pièces sur un échiquier, il n’y recourrait jamais sauf en cas d’extrême nécessité, et il conseillait à Mr Tantony de suivre son exemple. La magie anglaise, expliquait Mr Strange, avait germé dans le sol anglais et avait été, en un sens, nourrie par les pluies anglaises. Mr Strange ajoutait qu’en nous mêlant des météores anglais, nous nous mêlions de l’Angleterre et que, en nous mêlant de l’Angleterre, nous risquions de détruire les fondations mêmes de la magie anglaise. Nous avons vu dans ces réflexions une marque très frappante du génie de Mr Strange, n’est-il pas, monsieur Tantony ?

Le gentleman du Nottinghamshire donna une légère bourrade à son ami, qui cligna plusieurs fois des yeux.

— Avez-vous vraiment dit cela ? murmura Sir Walter.

— Tenez, je pense que oui, répondit Strange. Je crois bien avoir dit une chose de ce genre… Quand était-ce ? Vendredi dernier, me semble-t-il.

— Et à qui l’avez-vous dit ?

— À Norrell, bien entendu.

— Et y avait-il quelqu’un d’autre présent dans la pièce ?

Strange hésita.

— Drawlight, énonça-t-il lentement.

— Ah !

— Monsieur – Strange s’adressait au gentleman du Nottinghamshire –, je vous demande pardon si je vous ai offensé tout à l’heure. Mais vous concéderez bien qu’il y avait dans vos propos quelque chose qui n’était pas tout à fait… En bref, j’ai mon caractère et vous m’avez piqué au vif. Je suis Jonathan Strange, et j’ai le regret de vous annoncer que je n’ai jamais entendu votre nom ni celui de Mr Tantony jusqu’à aujourd’hui. Je soupçonne que Mr Tantony et moi sommes tous deux les dupes d’un homme sans scrupule. Je suppose que Mr Tantony me paie pour son éducation ? Oserais-je vous demander où il envoie son argent ? Si c’est à Little Ryder-street, alors j’aurai toutes les preuves nécessaires.

Malheureusement, le gentleman du Nottinghamshire et Mr Tantony s’étaient représenté Strange comme un homme de haute taille, large de poitrine et suranné dans sa mise, avec une longue barbe blanche et un ton pompeux. Le Mr Strange qui se tenait devant eux étant mince, rasé de frais, volubile et vêtu exactement comme n’importe quel autre gentleman londonien fortuné et en vue, au début ils eurent peine à se persuader qu’il était la bonne personne.

— Eh bien, la question est résolue, commenta Colquhoun Grant.

— Naturellement, dit Sir Walter. Je vais appeler un garçon. Peut-être la parole d’un garçon aura-t-elle plus de poids que celle d’un gentleman. John ! Venez par ici ! Nous avons besoin de vous !

— Non, non, non ! se récria Grant. Ce n’était pas du tout ce que j’entendais. John, vous pouvez disposer. Nous n’avons nul besoin de vous. Mr Strange pourrait faire quantité de choses pour prouver son incomparable art de la magie bien mieux que de simples assurances. Il est le plus grand magicien de notre ère, après tout.

— Ce titre ne revient-il pas à Mr Norrell ? objecta le gentleman de Nottinghamshire en fronçant le sourcil.

Colquhoun Grant sourit.

— Le colonel Manningham et votre serviteur, monsieur, avons eu l’honneur de combattre avec Sa Grâce le duc de Wellington en Espagne. Je puis vous assurer que Mr Norrell était inconnu là-bas. C’était en Mr Strange – le gentleman ici présent – que nous avions confiance. Bon, s’il devait accomplir quelque saisissant acte de magie, alors je suis convaincu que votre grand respect pour la magie anglaise et les magiciens anglais ne vous permettrait pas de demeurer plus longtemps silencieux. Je suis certain que vous souhaiteriez lui dire tout ce que vous savez sur ces faux.