Et Grant de regarder le gentleman du Nottinghamshire d’un air interrogateur.
— Ma foi, répondit ce dernier, vous formez une coterie de gentlemen très singulière, je dois le reconnaître, et où vous voulez en venir en me débitant une telle fable, je l’ignore. Car je vous déclare sans ambages que je serais très surpris si les lettres s’avéraient des contrefaçons, alors que la moindre ligne, le moindre mot fleurent la bonne magie anglaise !
— Si, comme nous le subodorons, insista Grant, ce chenapan a utilisé les mots de Mr Strange pour concocter ses mensonges, alors ceci expliquerait cela, n’est-il pas ? Alors, afin de prouver qu’il est bien celui que nous disons, Mr Strange va vous montrer maintenant quelque chose qu’aucun homme vivant n’a jamais vu !
— Comment ? s’exclama l’homme du Nottinghamshire. Que va-t-il faire ?
Grant eut un large sourire puis se tourna vers Strange, comme si lui aussi était soudain pris de curiosité.
— Oui, Strange, dites-nous. Qu’allez-vous faire ?
Sir Walter répondit. Avec un signe de tête en direction d’un grand miroir vénitien qui occupait la majeure partie d’un mur et ne reflétait alors que les ténèbres, il déclara :
— Il va passer de l’autre côté de ce miroir et n’en ressortira pas.
36
Tous les miroirs du monde
Le hameau de Hampstead est situé à cinq milles au nord de Londres. Au temps de nos grands-parents, c’était une agglomération de fermes et de cottages absolument quelconque, mais l’existence d’un lieu aussi champêtre dans les environs de Londres attirait un grand nombre de gens, qui s’y rendaient pour profiter d’un meilleur air et de la verdure. Un champ de courses et un boulodrome avaient été ouverts pour leurs loisirs. Les marchands de beignets et les guinguettes offraient des rafraîchissements. Les plus fortunés y achetèrent des pavillons d’été, et Hampstead ne tarda pas à devenir ce qu’il est encore aujourd’hui : une des villégiatures préférées de la bonne société londonienne. En un très court espace de temps, ce hameau campagnard est devenu un village d’une taille tout à fait respectable, presque un bourg.
Deux jours après l’altercation de Sir Walter, du colonel Grant, du colonel Manningham et de Jonathan Strange avec le gentleman du Nottinghamshire, un équipage pénétrait dans Hampstead par la route de Londres et s’engageait dans un chemin ombragé de buissons de sureaux, de lilas et d’aubépines. La voiture roula jusqu’à la maison au bout du chemin, où elle s’arrêta. Mr Drawlight en descendit.
Jadis une ferme, la bâtisse avait été considérablement aménagée au cours des dernières années. Ses petites fenêtres rustiques – plus utiles pour se protéger du froid que pour laisser entrer le jour – avaient toutes été agrandies et mises au cordeau ; un portique à colonnes avait remplacé la modeste et rustique entrée ; la cour de ferme avait été entièrement grattée pour céder la place à un jardin d’agrément et à un massif d’arbustes.
Mr Drawlight toqua à la porte. Une servante vint ouvrir et l’introduisit immédiatement au salon. La pièce avait dû servir autrefois d’arrière-salle, mais toute trace de sa vocation d’origine avait disparu sous de coûteux papiers muraux français, des tapis persans et des meubles anglais du dernier cri.
Drawlight attendait là depuis à peine quelques minutes quand une dame pénétra dans la pièce. Grande et bien en chair, belle, elle portait une robe en velours écarlate ; un ravissant collier de perles de jais rehaussait la blancheur de son cou.
Par une porte ouverte de l’autre côté du couloir, on entrevoyait une salle à manger, aussi luxueusement meublée que le salon. Sur la table, les reliefs d’un repas montraient que la dame avait dîné seule. Elle avait revêtu sa toilette rouge et son collier noir pour son plaisir personnel, semblait-il.
— Ah, madame ! s’écria Drawlight, se levant d’un bond. J’espère que vous vous portez bien ?
D’un petit geste, elle écarta le sujet.
— J’imagine que oui. Aussi bien que je puis me porter sans guère de société et aucune variété dans mes occupations.
— Comment ! s’écria encore Drawlight d’un ton scandalisé. Êtes-vous seule ici ?
— J’ai une compagne, une vieille tante. Elle me pousse dans les bras de la religion.
— Oh, madame ! se récria Drawlight. Ne perdez pas votre énergie en prières et prêchi-prêcha. Vous n’y puiserez aucun réconfort. Pensez plutôt à vous venger.
— Je m’y emploierai, je m’y emploie déjà, répondit-elle simplement, s’installant sur le canapé face à la fenêtre. Comment se portent Mr Strange et Mr Norrell ?
— Oh, ils sont occupés, madame ! Très, très occupés ! Je souhaiterais, pour leur salut comme pour le vôtre, qu’ils le fussent moins. Hier encore, Mr Strange s’est enquis tout particulièrement de vos nouvelles. Il voulait savoir si vous étiez de bonne humeur. « Oh ! D’assez bonne humeur, lui ai-je assuré, guère plus. » Mr Strange est outré, madame, sincèrement outré par le comportement sans cœur de vos relations.
— Vraiment ? J’eusse préféré que son indignation puisse se manifester sous des aspects plus pratiques, répliqua-t-elle froidement. Je lui ai déjà remis plus de cent guinées et il n’a toujours rien fait. Je suis lasse de m’évertuer à régler mes affaires par un intermédiaire, monsieur Drawlight. Ayez l’obligeance de transmettre mes compliments à Mr Strange. Spécifiez-lui que je suis prête à le rencontrer à toute heure du jour ou de la nuit de son choix. Toutes se ressemblent pour moi. Je n’ai aucun engagement.
— Ah, madame ! Que j’aimerais pouvoir faire ce que vous demandez ! Mr Strange le voudrait aussi ! Hélas, je crains que ce ne soit impossible.
— C’est ce que vous dites, je ne vois pourtant aucune raison à cela. Du moins aucune raison qui me satisfasse. J’imagine que Mr Strange redoute ce que l’on raconterait si on nous voyait ensemble. Mais notre entrevue peut être tout à fait privée. Nul n’a besoin de savoir.
— Oh, madame ! Vous vous méprenez sur le caractère de Mr Strange ! Rien au monde ne lui agréerait autant qu’une occasion de montrer au monde combien il méprise vos persécuteurs. C’est uniquement à cause de vous qu’il est si circonspect. Il craint…
La dame ne devait jamais apprendre ce que Mr Strange craignait car, à cet instant, Drawlight s’interrompit brusquement et regarda autour de lui avec un air où se lisait la plus profonde perplexité.
— Que diable était-ce là ? demanda-t-il.
Une porte paraissait s’être ouverte quelque part. Ou peut-être une enfilade de portes. On sentit, dans la maison, un courant d’air qui portait avec lui les odeurs à demi oubliées de l’enfance, une variation de lumière après laquelle toutes les ombres de la pièce semblèrent tomber différemment. Rien de plus précis, et pourtant, ainsi qu’il arrive souvent en présence d’un enchantement, Drawlight et la dame eurent la très forte impression qu’ils ne pouvaient plus se fier au monde visible. Comme si l’on avait tendu la main pour toucher un objet du salon avant de s’apercevoir qu’il n’était plus là.
Un grand miroir pendait au mur, au-dessus du canapé où la dame était assise. Il montrait une seconde pleine lune blanche dans une seconde grande fenêtre obscure, et un second salon sombre s’y reflétait. Drawlight et la dame étaient toutefois absents du reflet. À leur place apparut une espèce de tache floue qui devint une sorte d’ombre, laquelle se mua en la vague forme de quelqu’un venant vers eux. Grâce au chemin pris par ce personnage, on voyait clairement que le reflet du salon ne ressemblait pas à l’original et que seuls de singuliers jeux d’éclairage et de perspective – tels ceux auxquels le théâtre recourt – les faisaient paraître jumeaux. Le reflet du salon avait l’aspect d’un long couloir. Les cheveux et la redingote de l’être mystérieux ondoyaient à un vent que Drawlight et la dame ne percevaient pas là où ils se trouvaient et, bien qu’il marchât d’un bon pas vers la vitre séparant les deux pièces, il mit un certain temps à l’atteindre. Enfin il l’atteignit. Sa sombre silhouette se profila derrière, tandis que son visage restait encore dans l’ombre.